Jean-Claude Juncker, Discours à l'occasion d'une conférence sur le plan Werner organisée par le Centre virtuel de la connaissance sur l'Europe (CVCE)

Madame la Directrice,
Monsieur le Ministre d'État honoraire,
Monsieur le Président de la Chambre,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Excellence, Mesdames, Messieurs,
Chère Famille Werner,


Pierre Werner était un féru d'histoire et un homme politique qui s'intéressait très tôt à la monnaie. À nous, qui étions jeunes au sein de son parti, il nous a appris l'histoire. Et à moi, qui suis moins jeune que dans le film que vous avez vu tout à l'heure – c'est la raison pour laquelle je n'aime pas ce genre de cérémonie –, moi, qui allais devenir Premier ministre, il m'a appris qu'un Premier ministre luxembourgeois devait toujours avoir dans ses compétences la monnaie. C'est ce qu'il fit, c'est ce que faisait mon prédécesseur, et c'est ce que j'ai fait jusqu'à ce jour.

Werner, jeune, convaincu de la nécessité qu'il y avait de faire l'Europe par la monnaie, en suivant en cela la recommandation tardive qu'il avait préassumée de Jacques Rueff, connaissait bien l'histoire monétaire. L'histoire monétaire de son pays qui fut tumultueuse, mais l’histoire monétaire de son continent, qui ne fut pas rectiligne. Il connaissait les raisons qui avaient fait que les unions monétaires qu'il y avait eues au cours de l'histoire, et notamment au XIXe siècle, devaient très obligatoirement échouer. L'union monétaire latine, l'union monétaire scandinave, le Zollverein allemand, qui vers sa fin s'était transformé en union monétaire avec la création de la Reichsbank en 1875, avaient échoué parce que ces projets, ces concepts s'étaient surconcentrés sur l'aspect monétaire des choses et avaient omis de réfléchir et de méditer les politiques qui devaient sous-tendre pour leur donner la cohésion nécessaire, les constructions monétaires qui se voulaient unitaires.

Le jeune Werner, qui était banquier et qui était le premier commissaire en charge du secteur financier à Luxembourg, connaissait le système monétaire international qui n'avait pas de mystère pour lui. Et donc, très jeune, il s'est aperçu que le système de Bretton Woods, qui a organisé le système monétaire international après la Deuxième Guerre mondiale, allait un jour s'essouffler. Déjà, le système de Bretton Woods organisait une partie du monde seulement, enfin, ce fut le monde d’alors. Bretton Woods était la règle qui concernait les échanges monétaires entre l'Europe, l'Amérique du Nord et le Japon. C'était le monde de l'après-guerre. Quelle différence avec la physionomie du monde d'aujourd'hui! Mais les hommes politiques et les techniciens de son époque et de son âge aimaient d'une certaine façon cette limpidité et cette simplicité du système de Bretton Woods, parce qu'il assurait la stabilité financière, ne connaissant comme référence et comme étalon monétaire que l'or, et dans une certaine mesure, le dollar.

Cette stabilité monétaire, cette assurance que jamais désordre monétaire il ne pouvait y avoir – bien qu'entre 1945 et 1967 il y a eu, dans la seule Europe, vingt alignements et réalignements monétaires, dont certains concernaient les six pays membres fondateurs de l'Europe – cette assurance que la stabilité monétaire, au sens large du terme, serait assurée, explique d'ailleurs les raisons qui font que les auteurs du traité de Rome ne se sont guère occupés de monnaie.

On écrit souvent que les pères de l'Europe avaient déjà pensé la monnaie. Mais vous ne trouvez pas trace, dans le traité de Rome, des références à la monnaie. Parce que assurés, comme je viens de le dire, de la stabilité monétaire pérennisée, les grands pères de l'Europe se concentraient sur la mise en place des quatre libertés: marchandises, services, personnes et capitaux. Ils n'avaient pour l'Europe que des considérations, je ne dirais pas mercantiles, mais inspirées par les nécessités du marché qu'il s'agissait de mettre en place.

Mais vers la fin des années 1960, le système de Bretton Woods commençait à s'affaisser, à s'essouffler, à perdre de l'élan, parce que les déséquilibres globaux, ou moins prononcés que ceux qu'on peut appeler globaux, commençaient à faire leur apparition, entraînant dans leur mouvance un cortège de désordres et de remises en cause auquel le monde ne savait pas répondre, puisque le système de Bretton Woods ne mettait pas à la disposition de ceux qui organisaient la monnaie internationale les instruments qu’il leur aurait fallu. Et parce que Nixon en 1971 décidait du jour au lendemain de mettre fin au système de Bretton Woods. Et à ce moment-là, personne, sur aucun continent, n'avait de réponse qui était prête pour prendre le relais du système de Bretton Woods.

S'y ajoutait qu'en 1968-1969 le désordre monétaire avait gagné la communauté des Six d'alors et en 1969, le franc français devait assez sérieusement dévaluer, et le Deutsche Mark assez sérieusement apprécier. En 1969, pas en 1968, parce qu'en 1968 la dévaluation du franc français fut décidée un jour, mais lorsque le ministre des Finances du Général retournait à Paris, de Gaulle disait: "J'ai lu dans le journal que le franc est dévalué, bien sûr il ne l'est pas", et donc les Européens devaient reprendre les travaux depuis le début. Mais en 1969, de Gaulle, finalement, se rendant compte des écarts de compétitivité entre la France et l'Allemagne, devait se ranger à la bonne, mauvaise cause.

Werner, ministre des Finances, ministre du Trésor, en charge de la monnaie, et en contact étroit avec le monde de la finance internationale, y voyait autant de raisons pour pousser plus loin une idée qu'il avait fomentée dès son jeune âge et qui consistait à doter l'Europe d'une puissance, d’un firepower monétaire. Werner avait beaucoup développé cette idée avant qu'il ne fût chargé par ses collègues de présider le groupe qui finalement a porté son nom et qui a donné le nom au plan qui fut l'œuvre collective de ce groupe. Parce que Werner, déjà en 1962, en 1963, en 1968, avait, lors de conférences internationales, et lors d'interventions à la Chambre des députés et ailleurs, insisté sur la nécessité qu'il y avait de prolonger le marché intérieur qui n'existait pas encore mais qui se dessinait à l'horizon, de prolonger le marché intérieur, le Marché commun, par une monnaie unique.

Madame Danescu, dont je voulais saluer ici l'extraordinaire travail, vous a rappelé que Werner avait fait, par exemple, une conférence à Sarrebruck en janvier 1969, à l'invitation du Wirtschaftsrat de la CDU, où il avait développé, et en détails, quelques idées pré-esquissant ce qui allait devenir le plan Werner, en pensant que l'Union monétaire devait, à partir de 1969, se réaliser dans un laps de temps s'étalant sur une période naviguant entre sept et dix ans et en proposant, déjà à l'époque, que la monnaie unique, qu'il appela l'Euror – il y avait une lettre de trop, mais sinon il avait bien vu – il voulait que l'Euror s'installe, se mette en place par différentes étapes. Il en avait proposé trois, déjà dans son discours de Sarrebruck et dans son discours de Florence qui intervint plus tard.

Ce n'est pas surprenant que les chefs d'État ou de gouvernement, en 1969, à La Haye, le chargeaient de la présidence du groupe qui allait préparer le rapport Werner. Ce fut un peu un hasard et ce ne fut pas un hasard. Lorsque le groupe fut mis en place avant le sommet de La Haye, on avait rassemblé dans une salle le président du Comité monétaire, qui aujourd'hui s'appelle le Comité économique et financier, le président du Comité de politique économique qui à l'époque s'appelait Comité de conjoncture, quelques banquiers centraux, des directeurs généraux de la Commission et puis, en voyant tout ce beau monde, on a constaté: "Il n'y a pas de ministres, et il n'y a pas de luxembourgeois". Par conséquent, comme Werner répondait aux deux exigences, on lui demanda de prendre la présidence de ce groupe. Non pas à cause de son identité luxembourgeoise et des lacunes grand-ducales qu'il y avait dans ce groupe, mais parce qu'il fut en Europe celui qui, déjà, avait donné son nom à un pré-plan qu'il avait si souvent exposé. Il était Premier ministre et ministre des Finances en charge de la monnaie, il avait participé à tous les débats économiques et monétaires, il avait participé à la mise en place du Marché commun, il avait assisté en l’influençant au déroulement des différentes étapes de la mise en place du Marché commun, et donc cette présidence convergeait, d'une certaine façon, vers lui et il entama ce travail avec beaucoup d'enthousiasme et d'énergie, porté par une conviction forte qu'il avait alimentée et nourrie au cours des décennies précédentes. Ce qui fait que son rapport vit le jour en octobre 1970 et contenait les éléments directeurs qui par la suite allaient influencer la pensée monétaire de l'Europe.

Je ne vais pas entrer dans les détails du plan Werner, j'avais l'occasion de le faire il y a quelques mois, et madame Danescu vous a donné un résumé sur l'essentiel de la substance du rapport Werner, qui fut adopté en 1971, quelques jours avant que Nixon mette fin au système de Bretton Woods.

On l'a dit, ici et ailleurs, que le plan Werner n'a pas connu le succès de traduction dans la réalité qu'il aurait mérité, non pas à cause de ses faiblesses parce qu'il n'avait pas de faiblesses, mais à cause de l'évolution du monde extérieur, si j'ose dire. Il y avait la décision de Nixon, réfléchie ou non réfléchie, il y avait l'émergence de la première crise pétrolière qui mettait à néant tous les efforts de convergences économiques en Europe. Convergences économiques, dont Werner avait dit, sous le sigle de coordination des politiques économiques, qu'elles étaient essentielles pour que la monnaie unique puisse prendre appui sur des bases économiques et sociales consolidées. La coordination des politiques économiques, le renforcement de la coordination des politiques économiques, le gouvernement économique, la gouvernance économique n'est pas une invention de ceux, qui, aujourd'hui, donnent l'impression d'avoir inventé hier soir la nécessité qu'il y avait de mieux coordonner les politiques économiques en Europe. Ils s'expriment en français, en allemand, en règle générale. C'était Werner qui avait, dans son rapport, souligné l'absolue nécessité qu'il y avait de coordonner les politiques économiques des États membres et de la zone monétaire et de rapprocher, pour les aplanir, les divergences, notamment de compétitivité, qu'il pouvait y avoir entre les sous-économies de l'économie globale de ce qui allait devenir la zone euro.

Devant la non-existence d'un système monétaire tant soit peu organisée, les européens ont inventé ce qui est devenu le serpent monétaire. C'est-à-dire un système qui avait pour but de maintenir les fluctuations des taux de change entre les monnaies européennes dans une marge étroite par rapport au dollar, raison pour laquelle on l’appela le "serpent monétaire dans le tunnel". C'est un système qui a fait ses preuves, mais comme il était exigent, comme il demandait des efforts d'ajustement aux économies nationales qui y concouraient, il n'a pas connu le succès qu'on veut bien lui attribuer aujourd'hui, parce que le serpent monétaire a perdu tête et queue parce qu'en fin de piste, ne faisaient partie du serpent monétaire que l'Allemagne, le Danemark et, bien sûr, les trois pays vertueux du Benelux. Les autres avaient peur du serpent, parce que le serpent mordait si on n'appliquait pas de politique vertueuse.

Devant ce relatif succès ou ce relatif insuccès du serpent monétaire, les Européens, en 1979, mettaient en place le système monétaire européen. C'était l'idée déjà de Werner, puisque le rapport Werner préfigurait le système monétaire européen. Vous trouvez dans les archives de Pierre Werner une lettre d'Helmut Schmidt pour le soixante-cinquième anniversaire de Werner, où en 1979, Schmidt lui écrit une lettre où il s'exprime sur le mode laudatif en relation avec la création du système monétaire européenne, en rappelant que cette idée fut à la base du rapport Werner de 1970. On met en place le système monétaire, sous l'impulsion effective et réelle de Giscard d'Estaing et de Helmut Schmidt qui peuvent revendiquer la paternité pour le système monétaire européen qui avait été préfiguré par Pierre Werner. Et je dois à la vérité de dire que Gaston Thorn, Premier ministre à l'époque – vous lirez ça dans les mémoires d'Helmut Schmidt – contribua pour beaucoup in fine à l'accord européen qui fut ficelé dans une ville allemande dont je ne me rappelle plus le nom, mais je crois que c'était Hambourg.

Le système mis en place visait des taux de change stables, mais ajustables. Donc, plus cette idée de l'irrévocabilité des taux de change, mais un système qui permettait aux États membres de respirer, mais qui se distinguait par la stabilité du concept et par la faculté d'ajustement dans les méandres du détail. Le mécanisme du taux de change, le TMC comme on disait à l'époque, avait prévu une marge de 2,25 % par rapport au taux pivot, permettant pour le reste à l'Italie de pouvoir disposer d'une marge de 6 %, ce qui déjà à l'époque dénotait la volonté de ceux qui nous dirigeaient alors de prendre conscience du fait que les économies ne se trouvaient pas exactement au même niveau d'ajustement. Mais on ne pouvait pas, comme ça, parce que l'idée soudainement se serait installée dans la tête d'un dirigeant européen, aligner, réaligner, évaluer, réévaluer, apprécier, déprécier les monnaies nationales, parce qu'il fallait l'accord de tous les gouvernements, et, ce qu'on oublie souvent, l'accord de la Commission. Nous sommes plusieurs dans cette salle, notamment mon cher Jacques Santer et moi-même, à avoir assisté à d'innombrables séances d'alignement, de réalignement. En règle générale, ça commence le vendredi soir au téléphone et ça se passe le dimanche soir à Bruxelles et ça doit se terminer à une heure du matin, le lundi matin, parce que la bourse de Hong Kong ouvre à une heure du matin, les lundis matins.

Il y a eu une trentaine d'alignements et de réalignements depuis la mise en place du système monétaire européen jusqu'à l'introduction de l'euro. Ce fut donc une période, en fait, d'une assez grande volatilité interne à l'Europe, qui créait des problèmes énormes aux différentes économies qui étaient concernées. Non seulement à l'économie luxembourgeoise, lorsque nos amis belges dévaluaient sans nous consulter le franc belge et luxembourgeois qui, heureusement et vu l'actualité belge, n'est plus le nôtre. Heureusement que nous avons l'euro, l'euro qui protège aussi de l'irresponsabilité de certains hommes politiques belges pour l'instant ! Ces alignements et réalignements conduisaient l'Europe parfois presque à l'abîme, risquaient de détruire la construction européenne dans son ensemble, parce que overnight, une économie se trouvait plus riche, en termes de compétitivité, parce que des réalignements monétaires avaient été faits. Je me rappellerai toujours qu'en 1992, les agriculteurs bavarois, parce que l'Italie avait dévalué, le mark avait réévalué, n'arrivaient plus, à partir du lundi matin, à écouler leurs produits de fromages en Italie, et donc l'agriculture bavaroise était en train d’entrer dans une zone économiquement dangereuse. Parce qu'à l'époque, nous avions encore les montants compensatoires agricoles qui empoisonnaient tous les débats européens, non seulement au moment des réalignements monétaires, mais aussi au moment de la fixation des prix agricoles en Europe.

Enfin, quoi qu'il en soit, le système monétaire européen a eu pour mérite de protéger les monnaies européennes et les économies nationales européennes contre l'irresponsabilité totale de ceux qui parfois dirigent les pays de l'Europe, parce qu'à la même époque, le consensus s’était fait que la lutte contre l'inflation et le maintien de la stabilité des prix étaient essentiels. Rappelez-vous, que vers la fin du siècle écoulé et vers la fin des années 1980, nous avions en Europe des taux d'inflation de 10, 12, 13, 14 %, nous avions des taux d'intérêt de 8, 9, 10 %. À comparer le désordre d'alors avec la stabilité énorme qui est la nôtre aujourd'hui, on arrive à mieux comprendre dans quelle situation nous nous retrouverions aujourd'hui s’il n'y avait pas cette force et cette discipline de l'euro qui nous obligent à mettre en place, avec un succès relatif je l'avoue, et dispersé d'une façon non équilibrée, en Europe des politiques vertueuses.

Je dois en fait parler des succès et des crises, et j'aimerais vous parler des crises, parce que très souvent elles ne sont pas connues, ou elles sont tombées dans l'oubli.

Nous avons, en 1991, entamé au premier janvier la présidence de l'Union européenne – enfin des Communautés européennes, parce que l'Union européenne n'est que l'enfant du traité de Maastricht dont nous commencions, sous forme de conférences intergouvernementales, à préparer le texte. Mon patron de l'époque, Jacques Santer, Premier ministre, m'avait chargé, puisque j'étais son ministre des Finances, de présider la conférence intergouvernementale sur la monnaie. D'ailleurs, la seule branche du traité de Maastricht qui a vraiment connu du succès, parce que la partie sur l'union politique…, oui... On attend sa réalisation jusqu'à aujourd'hui. La monnaie unique se porterait mieux si l'union politique était déjà en place. Moi, je dois avouer – ça n'a pas beaucoup changé, me direz-vous – je ne connaissais rien à la monnaie internationale. J'avais demandé à Jacques Santer: "Comment est-ce que tu peux me demander de présider une conférence intergouvernementale sur la monnaie unique, nous n'avons pas de monnaie nationale? Moi, je ne me suis jamais occupé de ces questions-là". Il a dit: "Sprang an d'Waasser!" Alors j'ai sauté. J'ai trouvé sur mon bureau un plan britannique dont plus personne ne parle. C'était un plan élaboré par le chancelier de l'Échiquier John Major sur la monnaie commune, hard currency, une espèce de monnaie parallèle aux monnaies nationales, idée britannique qui avait pour but de tout faire pour éviter que la monnaie unique au vrai sens du terme ne puisse avoir une chance. Il fallait absolument se dépêcher pour non pas tuer cette idée britannique, mais pour la remplacer par une autre. Et nous étions largement inspirés, bien sûr, par les excellents travaux du non moins excellent Jacques Delors qui constituaient en fait – la proposition Delors s'inspirait étroitement de celle de Werner – la base des débats entre les douze gouvernements qui, à l'époque, formaient les Communautés européennes. Exit la hard currency de John Major qui, entre-temps, était devenu Premier ministre et qui avait perdu le goût pour ces petites affaires monétaires, et son chancelier de l'Échiquier Norman Lamont qui, après une séance et dix minutes, a finalement abandonné cette idée que je me suis refusé de mettre en discussion. C'était toujours une bonne démarche en Europe, si vous n'aimez pas une idée, faites tout pour qu'elle ne soit pas discutée, ce que je fis.

Mais le problème britannique n'était pas résolu pour autant. Ayant abandonné la hard currency, il fallait essayer d'arrimer les britanniques au consensus de l'Europe continentale qui s'esquissait déjà. Les britanniques jusqu'à ce jour étaient, sont et le resteront pour une certaine période, férocement opposés à la monnaie unique. Donc, il fallait trouver autre chose, et les débats n'avançaient pas. Et c'était la première crise dans la conférence intergouvernementale, parce qu'on ne trouvait pas le moyen pour accommoder les Britanniques.

C'est alors que j'ai décidé de proposer l'opting out aux Britanniques. Je l'ai fait en mai 1991, à l'hôtel Intercontinental à Dommeldange, où se réunissait le conseil informel des ministres des Finances. Mais j'avais pris mes précautions, parce que j'avais d'abord soumis cette idée à Jacques Delors, qui ne l'aimait pas. Je l'avais soumise à Bérégovoy qui était le ministre des Finances français et à Theo Waigel, ministre des Finances allemand, qui ne répondaient pas oui et qui ne répondaient pas non. Et puis je suis allé voir mon Premier ministre, Jacques Santer, la veille du conseil informel des ministres des Finances – parce qu’un jeune ministre à l'époque, un ministre qui allait proposer une chose sérieuse, enfin qui allait faire n'importe quelle proposition, demandait d'abord l'avis du Premier ministre. C'est tout. La règle fut assez suivie à l'époque. Elle l'est moins aujourd'hui. Et je me rappellerai toujours, enfin, peut-être que mon patron ne se rappelle pas de sa réponse. Il me disait: "C'est une mauvaise idée, donc elle a beaucoup de chance d'être acceptée." Et en fait, l'idée n'est pas très européenne. Elle manque d'ambition mais c'était la seule idée qui permettait à l'Europe d'avancer et finalement l'opting out britannique fut accepté pour plusieurs mois. Le chancelier de l'Échiquier Norman Lamont venait me voir en pleine réunion pour me dire: "écoute, c'est très bien, mais il ne faut pas le dire, c'est trop tôt. Nous avons besoin de l'opting out en novembre. Nous ne pouvons pas avoir l'opting out en mai. Nous avons besoin d'un succès à la House of Commons en automne, et pas au printemps." Déjà à l'époque – est-ce que cela a beaucoup changé? – les agendas de politique intérieure primaient sur toutes les autres considérations. Et puis il m'a dit: "Tu ne diras rien vers l'extérieur." C'est ce que je fis, et je donnais une conférence de presse avec notre ami Jacques Delors auquel j'avais dit: "Il ne faut rien dire!", et donc il le disait. Et donc pendant deux, trois mois, cette idée de l'opting out connaissait un certain succès sous le nom de "plan Delors". Mais Jacques Delors, qui est un chic type, dans ses mémoires, a rétabli la vérité. Ce qui fait que je peux la raconter sous forme d'anecdote ici.

L'idée faisait son chemin jusqu'au moment où nos amis néerlandais, en juillet, prenaient la présidence de l'Europe. D'abord ils cassaient, en le mettant en pièces, le compromis que Jacques Santer – président du Conseil européen, ensemble avec Jacques Poos – avaient soigneusement ficelé sur la dimension politique des choses. C'était un vendredi où le gouvernement néerlandais avait fait son œuvre destructrice. C’est connu aux Pays-Bas als de zwaarte vrijdag et en Europe as the black friday. Parce que les Néerlandais n'avaient aucune chance de succès avec le détricotement de cette proposition luxembourgeoise.

Mais sur l'union monétaire, moi qui avais lu tout ça, l’Union politique qui fout le camp et mon union monétaire restait en l’état. Halte-là! Je regarde le premier texte néerlandais et je vois: ils avaient tout changé! Nous avions fait des textes sur les critères, sur l’opting out et les Néerlandais, qui sont des gens ingénieux, presque autant que nous, lorsqu’il s’agit de leur intérêt national, avaient fait de l’opting out le contraire et avaient proposé – Wim Kok, mon ami ministre des Finances à l’époque et futur Premier ministre – avaient fait de l’opting out un opting in. Les Néerlandais proposaient aux autres de faire un opting in et non plus aux Britanniques de faire un opting out, donc disaient en fait: La monnaie unique n’est pas la règle, mais la monnaie unique est l’exception. Si vous voulez une monnaie unique: You have to opt in! Mais ceux qui n’optent pas in sont dans la règle de base qui est la non-monnaie unique. Troisième crise pendant cette conférence intergouvernementale, parce que les autres vociféraient contre cette approche simplificatrice et réductrice d’ambition du gouvernement néerlandais. Et donc on a rétabli l'opting out, parce que Jacques Santer avait raison, c'était une mauvaise idée, donc elle finirait toujours par s'imposer.

Puis il fallait régler la question de l'indépendance de la Banque centrale. En parallèle à tout ça, il y avait une énorme opposition de vues entre les gouvernements français et allemand sur l'indépendance de la Banque centrale. Je me suis souvent promené dans le bureau du Premier ministre pour dire: "Est-ce que tu ne pourrais pas téléphoner à Mitterrand, parler à Kohl, pour qu'on arrive à résoudre ces affaires?" Ce qu'il faisait bien sûr, mais on n’arrivait pas au déblocage qui était nécessaire sur cette question finalement essentielle. Parce que dans l'esprit français, l'indépendance d'une autorité monétaire relevait du domaine des obscénités graves, alors que pour l'Allemagne, elle relevait de la catégorie d'une nécessité absolue. L'Allemagne qui, en relation avec la stabilité des prix, s'était vêtue d'une longue tradition qui lui était dictée par la destruction à deux reprises de l'ensemble du patrimoine national allemand, après la première guerre et après la deuxième guerre. Et le Deutsche Mark était devenu plus qu'un symbole pour la jeune démocratie d'après-guerre allemande. Mais vraiment comme le signe visible, palpable du bien-être allemand qui n'était pas sur le programme des autorités allemandes, à la sortie de la guerre, mais que le Deutsche Mark a contribué à mettre en place.

Je me rappellerai toujours – mais je ne le dis jamais lorsque des journalistes sont là, ce qui me semble être le cas ce soir, un journaliste ne dit jamais qu'il est un journaliste; c'est comme les agents secrets, il y a des identités cachées – celui qui luttait avec acharnement contre l'indépendance de la Banque centrale portait un nom. Il était directeur du Trésor, rue de Rivoli, parce que le ministère des Finances français se trouvait rue de Rivoli et non pas encore à Bercy. Il s'appelait Jean-Claude Trichet. Je dis de lui amicalement, jamais je n'ai vu dans ma vie un homme qui apprenait si vite la leçon qu'il refusait lorsqu’il était jeune. Lui expliquer que la Banque centrale devait être indépendante était vraiment une insulte à l'image que la France se faisait de la démocratie de l'État et du rôle des pouvoirs publics. Mais aujourd'hui dans une langue qui n'est plus celle de Voltaire, il arrive facilement à expliquer à la planète entière que l'indépendance de la Banque centrale est ultranécessaire. Ce en quoi il a raison, ce en quoi Werner avait raison en 1970, et ce en quoi nous avions raison lorsque nous le proposions.

L'union monétaire a failli échouer, un dimanche en 1992. Le lendemain de la mort du roi Beaudouin. Les ministres des Finances, sous la présidence belge de Philippe Maystadt, étaient convoqués à Bruxelles pour un autre réalignement. Le désordre monétaire était intégral. Nous étions sous pression de partout. Toutes les monnaies en fait étaient sous pression. Qu'est-ce que les Allemands et nos amis néerlandais nous proposaient? Ils nous proposaient que l'Allemagne et que les Pays-Bas sortiraient du système monétaire européen que la France entre-temps avait rejoint. Devant cette perspective, les autres s'excitaient parce que cela aurait signifié que les monnaies fortes quittent le système monétaire européen, et que resteraient les monnaies faibles plus d'autres monnaies fortes, danoise, luxembourgeoise, qui avaient de meilleures données fondamentales du point de vue économique que la France, que la Belgique, et que d'autres qui auraient été enfermées dans le système monétaire, version réduite. Alors se sont passées deux choses. La première, j'ai téléphoné à Jacques Santer et j'ai dit: "écoute, telle est la situation. Est-ce que oui ou non le Luxembourg va rester membre du système monétaire européen ou est-ce qu'il va le quitter?" Avec la France, j'ai passé sous commandement français, en fait, et italien. C'était ça le choix. Et Jacques Santer me disait: "Non, on reste." J'ai dit: "C'est difficile, on n'a pas de monnaie." Et Jacques Santer, il faut le dire aujourd'hui, avait pris la précaution de préparer le pays à une telle possibilité, une telle échéance, parce qu'il avait prévu, non seulement d'imprimer des billets de banque – parce qu'il faut des billets de banque lorsqu'on commence le lendemain avec une nouvelle monnaie – mais avait tout prévu pour le jour où nous devrions quitter l'association monétaire avec la Belgique. Or la menace que j'ai énoncée publiquement lors du Conseil des ministres des Finances faisait forte impression. Parce qu'en fait si le Luxembourg était resté – ce dont les Belges nous croyaient incapables jusqu'au moment où je leur révèle un secret d'État qui fut que nous avions tout prévu – si le Luxembourg avait quitté le système et si la Belgique était restée dans le système, le franc belge serait tombé je ne sais pas où. Parce qu'alors les monnaies faibles seraient restées, seulement les monnaies fortes des pays ayant des données fondamentales convenables seraient sorties du système monétaire européen. Donc l'affaire prenait un tour très compliqué. Et puis le ministre des Finances britannique Kenneth Clarke, grand chancelier de l'Échiquier, prenait la parole, lui le britannique qui ne voulait pas faire partie de la monnaie unique. Il disait: "Si vous allez faire cela, si l'Allemagne et les Pays-Bas quittent, avec ou sans le Luxembourg, le système monétaire européen, vous mettez un terme à toute ambition monétaire européenne. Vous n'aurez jamais la monnaie unique. Vous n'aurez jamais la monnaie unique si vous, les Allemands et les Néerlandais, vous faites cela. Et moi, je suis britannique, et mon pays est contre la monnaie unique. Mais moi, je suis européen, je voudrais que le continent européen, au moins le continent européen, se dote d'une monnaie. Je vous mets en garde contre le dérapage que vous êtes en train de faire."On peut dire aujourd'hui que le ministre des Finances britannique a fait le plaidoyer le plus convaincant pour l'euro, au moment où sa construction était en danger de mort. Et finalement, nous avons élargi la bande d'intervention de 2,25 à 15 %, ce qui faisait du système monétaire européen une cible que les marchés financiers devaient rater, parce que faire exploser un système avec une marge d'intervention de 2,25, c’est possible. Soros avait sorti la livre britannique quelques mois auparavant. Faire sauter un système à 15 % se révélait impossible. Sauf que la presse entière – anglo-saxonne d'abord, partiellement luxembourgeoise ensuite – écrivit que jamais l'euro ne verrait le jour parce que ses bandes d'intervention étaient tellement larges que la nécessité de la convergence de pratiques économiques ne serait plus nécessaire du tout.

Autre crise, la question de savoir qui va remplir les critères, qui ne va pas les remplir. Plusieurs gouvernements ont perdu le pouvoir, parce qu'ils ont tout fait pour remplir les critères, le gouvernement belge Dehaene, entres autres – la perte de Jean-Luc Dehaene n'était pas due à la dioxine, elle était due aux politiques de consolidation budgétaire. Helmut Kohl, qui devait imposer dans la dernière année de sa législature un programme de consolidation budgétaire des plus brutaux. On ne savait toujours pas qui allait faire partie de cet ensemble. Mais on avait nos critères de convergence, les 3 %, les 60 %, vous connaissez cette mélodie. Mais comme les pays du sud, que certains pays du nord ne cessèrent d'appeler le "Club Méditerranée" – ce qui fut injurieux pour des peuples qui étaient en marge et qui faisaient beaucoup d'efforts pour s'ajuster et pour se mettre en forme et en condition pour pouvoir adhérer à la monnaie unique – comme ces pays étaient en train de réussir leurs affaires, certains pays au nord faisaient tout pour les empêcher d'être admis comme membres de l'union monétaire.

J'ai reçu dans mon bureau deux Néerlandais, qui ne sont plus en fonction, ce qui me permet de dire que c'étaient monsieur Zalm et monsieur Bolkestein, en septembre 1997, alors que nous exercions la présidence de l'Union européenne, pour me dire que jamais l'Espagne, l'Italie, le Portugal et la Grèce ne devaient devenir membres de l'union monétaire, sinon la Tweede Kamer, le parlement néerlandais, voterait contre la monnaie unique, au moment où il aurait fallu qu'elle renonce à la devise nationale. Ce qui d'ailleurs était une question qui, d'après moi, ne se posait plus, parce que le parlement néerlandais avait accepté et ratifié le traité de Maastricht. J'ai reçu, à la demande d'Helmut Kohl, un ministre-président Stoiber de la CSU bavaroise, qui était absolument opposé à la monnaie unique. J'ai reçu un jeune espoir du SPD allemand sur la demande d'Helmut Kohl, qui s'appelait Gerhard Schröder, pour lui expliquer que finalement les choses étaient en marche. À la demande d'Helmut Kohl, j'ai dû m'entretenir longuement avec Oscar Lafontaine qui était contre la monnaie unique. Ce sont ces petites crises qu'on ne voit pas et ces petits problèmes qu'on doit résoudre pour pouvoir avancer dans de bonnes conditions.

J'étais désespéré le 2 mai 1998. C'était le jour où nous nous mettions d'accord sur l'identité des pays membres de l'Union européenne qui pourraient accéder à l'union monétaire, et où nous devions choisir le premier président de la Banque centrale européenne. La Commission de Jacques Santer avait bien préparé le passage définitif des monnaies nationales à l'euro, le passage de la deuxième vers la troisième étape. Restait à désigner un président pour la Banque centrale. Nous nous sommes vus le 2 mai à midi et nous nous sommes quittés le 3 mai à trois heures du matin, tellement la décision était difficile. Le traité dit que la Banque centrale est indépendante et le traité dit qu'est élu président de la Banque centrale celui qui a les meilleures connaissances professionnelles, et patati patata. Or, monsieur Chirac a dit: "Oui, c'est vrai, c'est dans le traité, mais il faut un Français", et les Néerlandais ont dit: "Il ne faut pas de Néerlandais, il faut respecter le traité, mais nous proposons Wim Duisenberg" – qui, par hasard, était néerlandais, et qui d’ailleurs avait l'appui de tout le monde, et qui fut un excellent premier président de la Banque centrale et qui avait été président de l'Institut monétaire européen. C'était monsieur Blair qui présidait la réunion. Donc, sous la présidence britannique, nous avons donné l'envol définitif à l'euro, et nous avons désigné le premier président de la Banque centrale. Mais ça ne gênait pas les Britanniques parce qu'ils avaient proposé Londres comme siège de la Banque centrale européenne. Ce n'est pas une blague. Alors que d'après les traités, le siège aurait dû être installé à Luxembourg. Mais Jacques Santer avait estimé à l'époque qu'il y avait de bonnes raisons pour renoncer à ce siège pour l'implanter à Francfort pour des raisons évidemment allemandes, les Allemands renonçant au Deutsche Mark avaient besoin de la localisation de l'autorité monétaire, et donc elle est devenue francfortoise.

J'ai assisté à deux cortèges de blagues qui ne m'ont pas fait rire. C'était le jour où les Britanniques ont demandé de voir le siège de la Banque centrale être installé à Londres et le jour où les Suédois, qui ne voulaient pas faire partie de la zone monétaire, insistaient beaucoup sur la qualité de l'or qui devait être celle des pièces, des monnaies en euro, parce que le ministre des Finances suédois, Göran Persson, qui allait devenir Premier ministre, disait toujours: "Il faut du Nordic Gold qui n'est produit qu'en Suède." Donc, les Britanniques voulaient le siège et les Suédois voulaient le matériel pour battre monnaie, et les deux ne voulaient pas faire partie de la zone de la monnaie unique. Je me suis dit à ce moment là: "Ça va réussir! Parce que, pourquoi l'un demande le matériel et l'autre le siège, s’ils ne croyaient pas tous les deux que nous allions avoir du succès."

Après cela nous avons dû faire, et peu avant nous avons dû négocier le pacte de stabilité, parce qu'en Allemagne il y avait un féroce débat sur la fragilité des critères de convergence que le traité et les textes d'application avaient alignés. Et donc, l'insistance allemande fut de parfaire le traité par un pacte de stabilité que nous avons conclu à Dublin où j'ai pu, là encore, naviguer entre la France et l'Allemagne pour arranger cette affaire, ensemble avec l'aide du président de la Commission qui fut Jacques Santer à l'époque. Nous avons amendé, réformé ce pacte de stabilité en mars 2005, sous une autre présidence luxembourgeoise, pour lui donner une grille de lecture plus économique, lui permettant de mieux respirer en cas de profonde récession économique, ce qui était notre cas en 2009. Si on n’avait pas réformé le pacte de stabilité en 2005, nous ne serions nulle part, parce que du premier janvier au 31 décembre 2010, le Luxembourg était le seul pays de la zone euro qui respectait les critères du traité de Maastricht, comme nous étions les premiers à le respecter pendant les années 1990. Le Luxembourg était le premier à respecter les critères de convergence et nous sommes le dernier à les respecter toujours. Tous les autres sont devenus fautifs, notamment la France et l'Allemagne, qui ont violé le pacte de stabilité en 2003. Ce qui explique que la monnaie, dans les fantasmes des peuples et dans le cheminement de la pensée de ceux qui dirigent les peuples, joue toujours un rôle d'une excessive intimité nationale.

Les Européens n'ont pas appris à gérer collectivement et solidairement la monnaie unique et retombent toujours dans des réflexes nationaux lorsque les difficultés s'accumulent à l'horizon, comme on peut le voir aisément aujourd'hui, où il paraît presque impossible au président de l'Eurogroupe de concilier ces deux attentes. L'une qui est de solidité et l'autre qui est de solidarité. Il faut les deux en Europe pour pouvoir construire des intersections vertueuses sur lesquelles le futur essor de l'Europe peut prendre appui.

Je vous fais cadeau des succès de l'euro parce que le temps avance. Enfin, vous les connaissez. Les éléments qui font que l'euro est devenu la deuxième monnaie de réserve internationale, loin devant le Japon. Il ne deviendra pas la première monnaie de réserve internationale sous peu, ce n'est d'ailleurs pas souhaitable qu'il le devienne, parce que ça comporte des obligations lourdes, dont vous constatez chaque jour que les États-Unis s'en acquittent assez facilement, puisqu'ils accumulent toutes sortes de déficits qui font que les données fondamentales en Europe sont de loin meilleures que les données fondamentales au Japon ou aux États-Unis.

L'euro est la monnaie la plus stable et nous sommes à 1,3616 ce soir à dix-sept heures. Nous sommes moins affectés par la volatilité des cours de change que les autres monnaies et nous sommes plus forts, également en perspectives, que les États-Unis d'Amérique, leurs finances publiques, et leur économie d'une façon générale. Mais les marchés financiers de la planète entière se jettent sur la zone euro, ignorant la mauvaise qualité des données fondamentales japonaises et américaines.

Nous avons la stabilité monétaire depuis l'introduction de la monnaie unique. Nous avons un pouvoir d'achat interne peu affecté puisque l'inflation depuis les douze années d'existence de la monnaie unique est à 1,97, moins que 2 %, canal dressé par la Banque centrale européenne, deux fois moins élevé qu'en moyenne historique le Deutsche Mark. Mais tout le monde pense que: "Oui, l'euro a renchéri le coût de la vie". Le contraire est vrai. En termes de pouvoir d'achat, nous avons réalisé de meilleures performances que le Deutsche Mark dans son average historique.

Nous avons créé sur les dix premières années de la monnaie unique quinze millions d'emplois, alors que la situation sur les marchés de l'emploi, avant l'entrée en vigueur de la monnaie unique, était exactement le contraire. Nous n'avons plus de réalignements monétaires entre nous, ce qui fait que les politiques économiques peuvent se fonder sur des éléments de prévisibilité autrement plus développés que ceux que nous avions jadis. Nous avons gagné sur une année 0,5 % en termes de PIB, parce que le coût des transactions de change a disparu, ce qui fait qu'en résumé, l'euro peut se draper dans un long cortège de succès.

Nous, les hommes politiques, les banquiers centraux et les autres amis de l'euro, ils sont plus nombreux qu'ils ne l'étaient à l'époque, sommes pourtant incapables d'expliquer à nos concitoyens les vertus et les qualités de l'euro, parce que nous n'arrivons pas à leur faire comprendre dans quelle situation nous serions si l'euro n'existait pas. Si nous étions avec seize ou dix-sept monnaies nationales pour affronter les tigres de la finance internationale, pour surmonter les difficultés, faute d'ajustement économique suffisant qui reste, nous serions, pour de longues années, la proie des marchés financiers. Nous le sommes un peu aujourd'hui, mais nous avons les moyens – je pense que nous les aurons, je l'espère – pour mieux nous armer contre les attaques dont nous faisons l'objet. Attaques qui sont dues à la spéculation, mais qui sont aussi dues au fait que de nombreux gouvernements n'ont pas fait leurs devoirs à domicile – Hausaufgaben, comme on dit dans une langue plus évoluée.

Mais le fait que les États membres de la zone euro se soient largement endettés est largement dû à la crise financière et économique. En 2008 et 2009, Lehman Brothers und die Folgen, tous les gourous de la planète entière, y compris moi-même, qui ne suis pas gourou, nous ont expliqué qu'il faudrait que nous remplacions la faiblesse de la demande privée par une demande publique revigorée par des moyens budgétaires et donc étatiques, et donc publics. Alors, nous avons connu une spirale de déficits et d'endettements. Tout le monde nous disait qu'il fallait le faire et lorsque nous l'avons fait, tout le monde nous disait: «Ah, maintenant vous devez reconsolider vos finances publiques!» Il est vrai qu'en deux années nous avons perdu les résultats de dix, quinze années de consolidation budgétaire. Lorsque nous avons commencé à retirer les stimuli fiscaux du circuit économique, les mêmes gourous nous disaient: "Ah, ça vous ne pouvez pas faire, vous êtes en train de casser la reprise économique!" C'est là où nous sommes, devant plusieurs orientations qu'il faut avoir. Pour moi, l'affaire paraît évidente, la consolidation budgétaire est nécessaire. Il n'y aura pas de croissance en Europe si nous n'arrivons pas à reconsolider, et partout, nos finances publiques. Nous n'arriverons pas à faire de l'Europe un continent de croissance si nous n'assistons pas, en les appuyant, les pays dits faibles, qui ont d'énormes problèmes qui sont largement dus à leurs fautes, mais qui sont aussi la résultante et la conséquence de la crise économique et financière.

Si Pierre Werner avait vu tout ça, il aurait aimé les difficultés qui sont actuellement les nôtres, parce qu’il aurait su que les difficultés auraient été autrement plus grandes et moins maîtrisables si on n’avait pas mis en place l’euro! Ce fut pour moi un énorme privilège, ensemble avec Jacques Santer, de pouvoir accompagner Pierre Werner sur une bonne partie de ses itinéraires européens et luxembourgeois. Merci.

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