Jean-Claude Juncker, Discours à l'occasion de la manifestation du Lisbon Council, Bruxelles

Messieurs les Présidents,
Monsieur le Recteur,
Madame la Commissaire, chère Meglena,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,

Monsieur Nanterre m’a dit que rares étaient les occasions qui m’étaient fournies de pouvoir s’exprimer dans sa langue maternelle. Si vous étiez Luxembourgeois, vous sauriez que d’un point de vue culturel je me trouve toujours une splendid isolation. Dès que j’ai fait 20 minutes de trajet, je me trouve en Allemagne, en Belgique et/ou en France.

Comme nos voisins obstinément refusent de maîtriser, par étapes, une des plus belles langues qui soient, je suis bien obligé de m’exprimer dans celle des incultes qui nous entourent. Et donc, ce matin je suis heureux de pouvoir m’exprimer dans une langue que j’aime, puisque c’est la langue d’un pays que j’aime beaucoup.

La lecture Jean Monnet cette année-ci sera une causerie. Une causerie parfois superficielle, à pas rapides sur l’Europe, sur la crise financière, sur les leçons qu’il convient de tirer de la crise financière et de la quasi-catastrophe économique dans laquelle nous nous trouvons.

Nous, les Européens, nous pensons pour des raisons qui m’ont toujours échappé, que nous sommes les maîtres du monde, que les autres doivent faire comme nous. Nous avons cette belle Euro-arrogance qui fait que nous expliquons à la planète entière les règles suivant lesquelles l’Europe ne fonctionne pas, et que nous voudrions imposer aux autres.

Il faudra que nous nous fassions une idée qui est une conviction, et en fait une observation qu’on ne fait jamais.

Au début du 20e siècle, 20% de la population mondiale était européenne. Au début de ce siècle, les Européens faisaient 11% de la population mondiale. Vers 2050 les Européens feront 7%, et à la fin du siècle les Européens représenteront 4% de la population mondiale.

Comment voulez-vous, devant cette certitude démographique qui est devant nous, comment voulez-vous que nous ne fassions pas l’Europe ?

Pour plaider la cause d’une Europe plus intégrée, plus ambitieuse, il y a un argument démographique évident. Et je n’arrive pas à comprendre, tout en pouvant comprendre certains des éléments de leur discours, pourquoi maintenant, soudain, alors que la certitude démographique est devant nous, nous nous apprêterions à abaisser l’Europe, à réduire les ambitions européennes, à corriger vers le bas tous les projets européens.

Pour que l’Europe garde une influence sur notre propre continent, et dans notre dialogue avec ceux qui nous observent de loin, il faut faire plus d’Europe et non pas moins d’Europe.

L’histoire est faite de géographie et de démographie. La démographie, je vous ai dit ce qui nous attend. Lorsque vous êtes Luxembourgeois, de toute façon, la démographie vous invite toujours à la modestie. Je ne peux pas trop m’étendre sur le sujet.

Mais enfin, vous les Européens, vous serez vers la fin du siècle sur la planète ce que nous sommes déjà en Europe, et donc je sais à quoi vous devez vous attendre.

La géographie a son importance. Rares sont ceux qui ont observé que, depuis la chute du mur de Berlin en 1989, nous avons vu en Europe et à la périphérie immédiate de l’Europe la naissance de 27 nouveaux États. 27 nouveaux acteurs de droit international qui sont venus enrichir la carte et la réalité mondiale.

Si nous n’avions pas fait comme nous l’avons fait, l’élargissement de l’Union européenne vers l’Europe centrale et vers l’Europe oriental -, si nous n’avions pas admis dans notre sphère de solidarité et de paix les nouveaux venus, le continent aujourd’hui se retrouverait dans une situation chaotique.

Voilà des pays, des nouvelles démocraties qui, d’un jour à l’autre, doivent passer d’une économie administrée vers une économie de marché, économie sociale de marché dans la plupart des cas. Voilà des jeunes démocraties qui se redécouvrent, qui prennent goût à leur souveraineté redécouverte, mais qui avaient entre eux, et qui ont toujours entre eux, des conflits de frontières, un comportement à l’égard des minorités qui parfois donne lieu à des lourdes interrogations. Voilà des pays que tout prédestinait à s’opposer.

S’il n’y avait pas eu l’Union européenne avec sa capacité d’accueil pour les arrimer au continent européen sans qu’ils s’entrechoquent, la situation qui serait la nôtre aujourd’hui serait des plus graves.

Et si, en même temps nous n’avions pas fait – je dis "fait", parce qu’il s’agit et pour l’élargissement, et pour l’Union économique et monétaire d’une démarche aussi artisanale – si nous n’avions pas fait l’Union économique et monétaire, et si nous n’avions pas lancé l’euro au 1er janvier 1999, nous aurions assisté au beau milieu de la crise financière et économique qui nous a agités, nous nous serions retrouvés là encore dans un chaos des plus prononcés.

J’étais ministre des Finances pendant 20 années, et j’ai souvent fait le passage des Ardennes pour venir les dimanches à Bruxelles pour assister à des réunions de réalignement monétaire, où j’ai vu tous les vieux démons de l’Europe se réveiller, parce que les pays qui faisaient partie du système monétaire européen n’avaient rien de commun à part le système, puisqu’ils s’opposaient avec férocité, parfois avec volupté, lorsqu’il s’agissait de réduire à néant les autres avec leurs espoirs, leurs attentes, parfois leurs rêves.

Donc, nous aurions assisté à un système qui serait explosé, puisque les monnaies vertueuses du nord auraient fortement apprécié, et les monnaies des économies plus faibles, des économies toujours en devenir du Sud auraient dépréciés. Nous aurions vu, comme nous l’avons vu pendant au moins 20 réalignements auxquels j’ai assisté, des bouleversements de la réalité économique, qui du jour au lendemain, après une nuit, se présentait sous un jour tout à fait différent.

Sans l’élargissement, et sans l’Union monétaire, le continent aujourd’hui se trouverait dans une situation des plus graves et des plus pernicieuses.

Les hommes politiques font beaucoup de bêtises. La plupart d’entre elles restent inconnues, parce que non découvertes, mais nous avons fait deux choses dont je suis fier, c’est l’élargissement et c’est l’Union monétaire.

On dit souvent que l’euro est en crise – ce qui n’est pas vrai, nous sommes dans une crise de l’endettement de plusieurs pays membres de la zone euro. Et on dit souvent, la preuve est faite que l’euro n’était pas une avenue à emprunter, n’est pas un projet qui a pu connaître le succès.

Rien n’est plus faux!

Et nous nous oublions vite – nous sommes ainsi faits, nous les hommes, que nous oublions vite, heureusement parfois, mais enfin lorsqu’il s’agit de choses essentielles – mieux vaut se renseigner avant de plaider coupable lorsqu’il s’agit de l’Europe.

Depuis que nous avons introduit sur l’euro le continent, nous connaissons une période de très faible inflation. Sur les 12 dernières années, c’est à dire sur toute la période de vie de l’euro, l’inflation sur la zone euro s’élevait en moyenne à 1,97%. C’est moins que le Deutsch-Mark, lorsqu’elle était le plus en fort. L’inflation en Allemagne était toujours plus élevée que n’est l’inflation aujourd’hui en Allemagne. L’inflation du Deutsch-Mark était plus élevée que l’inflation de l’euro.

Qui se rappelle encore que, pendant les années 1990, le taux d’inflation moyen était de 3%? Qui se rappelle que, pendant les années 1970 et 1980, nous étions à un taux d’inflation entre 10% et 13% ? Qui se rappelle que nous avions des taux d’intérêt, pendant les années 1980, de 12%? Il ne fallait pas construire une maison pendant les années 1980. Les taux d’intérêt s’élevaient à 12%. Et pendant les années 1990 toujours à 9%, alors que nous sommes maintenant à 1,25%, ce qui constitue un taux d’intérêt historiquement parmi les moins élevés.

Ça va changer sur l’année, je crois, mais ça restera toujours un taux d’intérêt qui sera largement inférieur aux taux que nous avons connus pendant les décennies écoulées.

On dit, les gouvernements européens ont mal géré les finances publiques, et c’est vrai. Nous n’étions pas très performants dans la gestion prévisionnelle de nos finances publiques. Mais toujours est-il que, pendant les années 1980 et 1990, le déficit moyen sur la zone euro, si elle avait existé, était de 4%.

Rappelez-vous, les amis belges entre vous, que le déficit belge s’élevait à 13% au début des années 1990. À tel point que le Luxembourg était le seul pays pendant des années après la ratification du traité de Maastricht à respecter tous les critères de Maastricht. C’est d’ailleurs le cas aujourd’hui, d’une exception, qui a été rejointe par d’autres, nous sommes repassés au stade d’exception, malheureusement cela ne va pas durer.

À l’époque nous nous interrogions s’il était suffisant pour l’Europe d’avoir seulement le Luxembourg constituer l’union monétaire. Ce qui eut été difficile, parce que nous n’avions pas notre propre monnaie, puisque nous avions le franc belgo-luxembourgeois. Donc, d’abord nous aurions dû nous inventer nous-mêmes, et puis passer à l’acte. Heureusement, les gouvernements belges, comme tant d’autres, ont su assainir leurs finances publiques.

Au point qu’avant la crise nous avions un déficit moyen de 4% pendant les années 1980 et 1990, et à la veille de la crise, en automne 2007, premier soubresaut qui faisait germer l’atmosphère de crise, nous avions un déficit moyen sur la zone de 0,7%. Alors qu’aujourd’hui nous sommes revenus à un niveau beaucoup plus élevé, trop élevé de 6,5%.

Donc, dire que nous avons mal géré, oui, mais dire que nous étions des incapables absolus n’est pas exact, et n’est pas correct, parce qu’en 2007, sur les 16 pays de la zone euro – enfin, nous étions 15 à l’époque – 10 pays étaient en excédent budgétaire. Et aucun pays n’était en situation déficitaire de façon à ce qu’une procédure pour déficit excessif ait dû être introduite.

Cela dit, la crise est venue. Elle est partie des États-Unis, du coeur même du capitalisme mondial. On nous expliquait que la crise financière américaine ne gagnerait pas l’économie réelle américaine. Lorsque la crise a frappé aux portes de l’économie réelle américaine, on nous a expliqué – tous les gurus, enfin tous ceux qu’on doit écouter, et qu’on entend de plus en plus – nous ont dit, ne vous en faites pas, la crise ne traversera pas l’Atlantique et elle n’affectera pas l’Europe.

Lorsque la crise a affecté le secteur financier européen, on nous a dit, ne vous en faites pas, la crise financière, tout étant devenue européenne, n’affectera pas l’économie réelle européenne.

Lorsque l’économie réelle européenne fut atteinte, on nous a dit, voilà maintenant vous, les gouvernements, vous devez faire votre travail, vous devez lancer des plans de relance, vous devez remplacer la faiblesse de la demande privée par une revigoration de la demande publique, sinon tout le système se casse. Sauvez les banques d’abord, puisque l’économie réelle a besoin d’un circuit financier qui fonctionne. Et puis lancez des travaux publics à grande échelle, animez, dynamisez la consommation privée pour que l’économie réelle ne s’écroule pas.

Nous l’avons fait. Lorsque nous l’avions fait, on nous a dit, voilà, c’est très bien, mais maintenant vous êtes en train d’augmenter les déficits, et vous augmentez le niveau de la dette publique. Ça ne va pas, il faut consolider. Nous nous mettions à consolider, et lorsque nous étions au beau milieu de l’exercice de consolidation, les gurus de la planète entière nous ont dit, attention, vous êtes en train de casser la conjoncture et la reprise.

Je ne vous parle pas d’un phénomène qui se serait étiré sur 30 années. Je parle d’une période qui s’étire sur 14 mois.

Mais à l’époque j’étais un homme heureux, puisqu’enfin le monde académique, l’ensemble des professeurs d’économie, tous les néo-libéraux de la planète attroupés dans un même endroit d’angoisse, nous ont invités à gouverner. Alors qu’auparavant, à chaque fois qu’on osait gouverner, on disait, halte-là, occupez-vous de vos affaires, ne vous mêlez pas dans nos propres affaires, parce que nous, le marché, on sait mieux faire.

On a vu que déjà les gouvernements ne savaient rien faire, et que le marché non plus n’arrivait à faire son travail.

À l’époque qui précédait cette curieuse renaissance de l’art de gouverner, j’ai toujours cherché la main invisible des marchés. Et aujourd’hui je sais que je ne pouvais pas la voir, parce qu’elle n’existe pas. Elle n’existe pas. La main invisible n’existe pas. Et donc, pour faire de la bonne politique économique, il faut le mixe, comme on dit dans un mauvais franglais, le mixe pondéré entre la création normative des pouvoirs publics et la liberté du marché.

Le marché lui-même est strictement incapable de produire la solidarité. Ce n’est pas son travail, ce n’est pas son objet social. Mais si vous voulez que le marché, qui fonctionne d’une façon efficace, produise la solidarité, il faut lui adjoindre plus que des nuances d’accompagnement politique. C’est ce que nous avons fait. Cela n’a pas empêché l’Europe de sombrer dans la récession, qui était de 4,2% en 2009, alors que maintenant la croissance économique en Europe reprend très lentement de la couleur.

Il est curieux de voir que l’Europe se trouve à l’épicentre d’une crise globale. Très curieux de voir ça, puisque nos données fondamentales, je parle des données économiques, sont de loin meilleures que les données fondamentales des autres partenaires de la triade économique.

Aux États-Unis, le niveau de la dette publique est surélevé – ce niveau de déficits publics est inimaginable dans les pays vertueux de l’Europe. Au Japon, la dette publique dépasse les 200%. Cette semaine-ci les États-Unis vont atteindre un niveau d’endettement, qui fait qu’à partir du mois d’août les États-Unis ne seront plus à même de payer les salaires des fonctionnaires fédéraux. Et curieusement, alors que les données fondamentales des autres sont pires que les nôtres, nous sommes l’épicentre de la crise économique et l’objet sur lequel se jettent avec gourmandise les marchés financiers.

À quoi est-ce que cela est attribuable ? Je crois que cela est attribuable au fait que l’Europe ne fonctionne pas bien. Cela est attribuable au fait que nous n’ayons pas de gouvernement, parce que nous n’avons pas d’État.

L’Union européenne n’est pas un État. Il ne se trouve pas en voie d’Étatisation. Et moi, petit Luxembourgeois que je suis, je ne voudrais pas que l’Union européenne devienne État, que nous construisions une Europe, un melting pot comparable à celui des États-Unis, dont le système judiciaire d’ailleurs pour le reste est en train de démontrer que le respect de la dignité humaine et l’exercice de la justice ne s’entendent pas toujours de la meilleure façon possible.

Comme nous n’avons pas d’État, et comme nous n’avons pas de gouvernement – et même la Commission, qui croit être un gouvernement, mais ne le sera jamais, mais qui prétend vouloir gérer collectivement et solidairement une zone monétaire qui, elle, n’est pas optimale, doit se doter d’un corps de règles strictes. Les règles remplacent en Europe l’absence de gouvernement, ou suppléent à l’absence de gouvernement.

C’est la raison pour laquelle nous nous sommes mis d’accord pendant les années 1990, sur des éléments de ce qu’il est convenu d’appeler le pacte de croissance et de stabilité. Enfin, il y avait une quasi-stabilité, et la croissance n’était pas toujours au rendez-vous.

D’ailleurs, lorsque nous avons négocié le pacte de stabilité, personne n’avait l’idée d’appeler ce pacte "pacte de stabilité et de croissance".

Mais comme déjà à l’époque on accusait des hommes politiques et les gouvernements européens d’être tombés dans les travers et les perversités du néo-libéralisme, de nous vautrer dans des considérations néo-libérales, d’avoir pris goût à la great moderation, et aux politiques mises en place par Madame Thatcher et Monsieur Reagan, on se disait, il faut faire autre chose.

Et Chirac, je le vois toujours à Dublin en décembre 1996, lorsque nous avions conclu le pacte, dire: "Mes chers amis, il faut appeler ça "pacte de stabilité et de croissance", ça sonne mieux." C’est une invention chiraquienne spontanée, comme beaucoup d’autres.

Donc, nous devons à monsieur Chirac l’élément croissance, qui n’est pas venu, et à moi l’élément de stabilité qui n’était jamais au rendez-vous.

Et dans ce pacte de stabilité nous avions enrichi en fait les dispositifs du traité de Maastricht, puisque nous avions donné du contenu d’interprétation aux critères des 60% dettes publiques et 3% déficit.

Ce pacte a été bien respecté, sauf par l’Allemagne et la France, qui, en 2003, ne l’ont pas respecté, et qui donc ont enfreint la règle européenne.

Nous l’avons réformé en 2005, non pas dans le sens d’un assouplissement, comme je le lis partout, et dans toutes les revues spécialisées, mais nous lui avons donné une grille de lecture plus économique, en l’ajustant dans ses différentes phases de développement aux évolutions conjoncturelles.

Si nous n’avions pas enlevé de l’importance aux critères des 3% de déficit, en disant que, lorsque l’Europe entrait en récession, ce critère pourrait être temporairement dépassé, voilà que pratiquement tous les pays membres de la zone euro aujourd’hui auraient dû payer des sanctions pendant les années écoulées. Ce qui aurait évidemment aggravé la situation économique et aurait rendu beaucoup plus difficile l’assainissement budgétaire qui, à mes yeux, reste une priorité et un objet de préoccupation et de méditation permanente.

Quelles leçons convient-il, en tant qu'Européen, de tirer de la crise économique et financière?

D'abord, la crise nous a montré que l'euro nous protège, mais que nous ne sommes pas surprotégés. L'euro n'a pas réponse à tout. Mais sans l'euro nous aurions vécu des moments hautement désagréables.

Il est évident qu'une des leçons de la crise consiste à mieux encadrer les marchés financiers. Pourquoi est-ce que l'économie mondiale est entrée en crise? Pourquoi est-ce que nous et les autres, nous avons tant fauté? Pour la bonne et simple raison que nous n'avons plus respecté les vertus cardinales de l'économie sociale de marché.

Moi, je suis un archaïque, je l'étais toujours et je le resterai jusqu'à la fin de mes jours. J'ai toujours pensé que la seule façon de s'enrichir, donc avec une posture morale acceptable, était de travailler. Et non pas de spéculer au détriment et au dépens des autres. Rappelez-vous ces publicités de nos banques belgo-luxembourgeoises et françaises – c'est toujours les mêmes d'ailleurs – qui annonçaient dans les journaux économiques et même les quotidiens usuels "Laissez travailler votre argent pour vous".

Mais non, on ne peut pas laisser travailler l'argent pour soi-même. Il faut travailler soi-même pour avoir de l'argent. Il ne faut pas laisser travailler l'argent.

Cette idée, que l'argent facile pourrait être la principale source de revenus et tout cortège qui a pris place dans la mouvance de cette simplification outrageuse de la réalité économique et sociale, nous a conduit jusqu'à l’abîme.

Et donc, il était évident qu'il fallait réguler d'une meilleure façon, non pas stranguler, mais réguler les marchés financiers pour faire en sorte que ces produits bancaires ultrastructurés, compliqués, que les banquiers eux-mêmes n'arrivaient plus à comprendre, ne pourraient plus évoluer n'importe où dans le monde sans contrôle et sans encadrement prudentiel adéquat.

Et donc, nous avons inventé en Europe toute une batterie de nouvelles institutions. Un comité pour les risques systémiques, un comité pour la surveillance bancaire, un comité pour la surveillance des activités d'assurances et des ventes d'entreprises.

Vous avez dans nos systèmes d'assurance 3 piliers, celui qui concerne l'entreprise – ça se dit comment en bon français : l'assurance entreprise, mais ce n'est pas ça. L'assurance pension entreprise, ce n'est pas ça, mais c'est exactement de cela que je parle et c'est exactement cela, dont nous ne connaissons pas le nom, que nous sommes en train de surveiller de plus prés.

Donc, mettre en place des systèmes européens, ce qui ne me donne pas une entière satisfaction, parce qu'il y a trop de national dans ce système européen. Ce plus une adjonction d'autorités nationales qu'une intégration centralisée au niveau de l'Europe. Mais c'est un grand progrès, parce que’enfin les autorités prudentielles et les autorités bancaires se parlent, s’informent, scrutent l'horizon et essaient de se former une opinion qui devrait en fait, si elle était largement partagée, nous empêcher de retomber dans les travers des errements économiques que nous avons connu avant la crise.

Nous avions fait, sur les dernières années, une erreur de parcours que je ne suis pas prêt à me pardonner. Nous avions toujours mis l'accent sur l’assainissement budgétaire. Nous avions lex yeux rivés sur les chiffres budgétaires, sur le niveau des déficits budgétaires. Nous avions sous-estimé l'importance du critère de la dette, donc nous avons réformé le pacte de stabilité qui est en voie d'être codécidé par le Conseil et par le Parlement européen avant la fin de mois de juin.

Mieux appréhender la réalité de la dette publique est une nécessité urgente – c'est ce que nous ferons.

Il y a une deuxième erreur de parcours que je ne suis pas prêt à me pardonner, et qui consiste dans le fait que nous avions sous-estimé l'influence négative, en termes de bris de cohésion, que constituent les déséquilibres globaux au sein de l'union monétaire. Je vous ai dit que notre union monétaire n'est pas une union monétaire et une zone monétaire optimale. Constituer une zone monétaire optimale, un territoire économique qui fonctionne d'après les mêmes règles de base, qui connaît à peu près le même niveau de salaire, le même niveau de pension, un niveau comparable en matière de prix, avec des différences régionales qui sont de mise dans tout ensemble économique qui bouge et qui respire.

Mais nous n'avions pas suivi, avec les soins requis, dans le temps les différences de compétitivité qui s'étaient creusées dans les différentes économies de la zone euro, bien qu’il ait eu de timides tentatives.

Prenez l'exemple de la Grèce. Nous n'avions pas insisté pour les remettre dans la bonne direction. Nous n'avions pas vraiment vu que, depuis le moment où la Grèce a rejoint la zone euro, sa compétitivité s'était dégradée sur 10 années de 25%. Alors que la compétitivité allemande s'était améliorée de 25% dans l'autre direction du tableau. Ce qui nous fait une belle différence de 50%.

Des différentiels de ce type, des divergences de cette amplitude sont dangereuses pour une union monétaire, puisqu’elles risquent de mettre à néant la cohésion minimale nécessaire au bon fonctionnement d'une union monétaire.

Sur ce point, nous avons innové en enrichissant nos procédures à l'intérieur du pacte de stabilité par une procédure qui vise les pays qui sont en train de diverger par rapport à la moyenne européenne, en termes de compétitivité immédiate et prospective.

Nous avons conclu ce fameux pacte sur l'euro. Encore un pacte, dont je ne sais pas si on parlera encore de lui d'ici quelques années. Parce que j'ai tellement assisté à des pactes conclus en Europe qu'on a oubliés le jour où on a quitté la salle de réunion, que je suis très pessimiste sur la longévité des pactes européens et des processus que nous lançons.

J'ai lancé le processus de Luxembourg sur l'emploi. Personne à part moi ne s’en rappelle. Monsieur Blair a lancé le processus de Cardiff sur la compétitivité. Il est le seul à s'en rappeler. Et le processus de Lisbonne, nous ferions tous mieux de l'oublier, parce qu'il n'a pas conduit aux résultats que nous avions escomptés.

Donc, il faut dorénavant – et c'est une grande question d'avenir – mettre l'accent sur le nécessaire rapprochement des situations compétitives individuellement disparates entre les différents États membres de la zone euro.

Cela revient à dire qu'en matière de politique économique, lorsque vous êtes membre de la zone euro, vous n'êtes plus seul, vous n'êtes plus autonome. Il faut dire les choses comme elles sont. À l'intérieur de la zone euro, qui regroupe 17 États membres, il ne peut pas avoir 17 politiques économiques strictement et totalement différentes. Donc, il faut coordonner les politiques économiques.

Déjà en 1987, sous ma présidence, le Conseil européen avait adopté une résolution sur le renforcement de la coordination des politiques économiques. Mais en fait, on a hésité de coordonner les politiques économiques en Europe puisque les États membres considéraient que les politiques économiques étaient de leur ressort et non pas du ressort communautaire.

C'était un grand débat lorsque j'ai conduit les négociations pendant le premier semestre 1991 sur l'union économique et monétaire entre les Français, les Allemands et tant d'autres. Nous étions d'avis, les Français l'étaient moins, que la Banque centrale devrait être indépendante, autonome en toute chose. Il fallait convaincre les Français du bien-fait d'une telle institution, prenant une telle orientation.

Je me rappellerai toujours un jeune directeur du Trésor français qui, ensemble avec Monsieur Pierre Bérégovoy, ministre des Finances à l’époque, vitupérait contre les néo-libéraux qui voulaient imposer une Banque centrale indépendante. Il partira bientôt à la retraite comme président de la Banque centrale européenne, puisqu'il s'agit de Monsieur Jean-Claude Trichet, qui a appris vite la leçon à partir du moment où il s'était installé dans ses appartements francfortois, où il nous a asséné à longueur de journée des leçons sur l'indépendance de la Banque centrale. Il avait d'ailleurs raison de rappeler ce principe fondateur de l'union monétaire.

Et puis il y avait d'autres ministres qui pensaient que, oui, la politique économique restera du ressort national, mais il faut tout de même ajouter une dose d'Europe en matière de coordination des politiques économiques. Et nous avions pensé à l'époque, que "gouvernement économique" serait une expression qui conviendrait à la description du phénomène dont je parle. Ces ministres avaient pour nom Bérégovoy, Maystadt – qui est président de la Banque européenne d'investissement, et qui a des mérites non seulement européens, mais également belges – et votre humble serviteur. Les Allemands nous traitant d'incapables, d'aveuglés, parce que nous n'aurions pas exactement vu que la Banque centrale européenne indépendante et les marchés financiers ensemble feraient un travail qui conduirait automatiquement l'Europe économique vers plus de cohésion.

Il n'en fut rien, et donc, il faut maintenant reprendre sur le métier la très nécessaire coordination des politiques économiques.

On attend l'accent, comme je disais, sur la dette publique, qui est à nuancer par le niveau de l'épargne et de la dette privée, et sur le déséquilibre macro-économique qui, hélas, aujourd'hui caractérise l'Union monétaire.

Mais nous avons des problèmes plus immédiats devant nous : la crise de l'endettement en Grèce, en Irlande et au Portugal.

Je suis toujours très frappé par le fait qu'on parle de la crise de l'euro, alors que le taux de change de l'euro est insuffisamment volatil vers un niveau inférieur auquel il se trouve pour l'instant. Et je suis très surpris par le fait qu'on jette, comme on dit vulgairement, ces 3 pays dans un même panier.

Les causes qui ont conduit dans le malheur la Grèce, le Portugal et l'Irlande sont strictement incomparables. Je vous ai dit, en Grèce : chute tragique du niveau compétitif. En Irlande: bulle immobilière combinée à une crise bancaire. En Irlande, qui en 2006 produisait encore un excédent budgétaire de 3,6% du PIB, qui était vu partout comme un modèle à suivre par les autres. Une mauvaise gestion des finances publiques n'est pas à l'origine de la crise irlandaise. C'est bien des problèmes sectoriels d'une très grande envergure, vu l'importance du secteur financier et du secteur bancaire en Irlande.

Et puis, le Portugal a connu une réelle crise de croissance sur les 10 dernières années, qui elle a engendré la crise budgétaire et la crise de la dette publique. L'économie portugaise a stagné sur toute la période depuis le lancement de la phase euro de notre histoire commune.

Donc, il ne faut pas confondre effet et origine, puisque des origines différentes ont conduit à des impacts similaires, à des effets identiques.

Mais il faut maintenant résoudre ce problème. Hier, en Eurogroupe que j'ai présidé jusqu'à 1 heure du matin, nous avons adopté un programme d'ajustement pour le Portugal qui porte sur 78 milliards. Un programme qui s'étirera sur 3 années. Et nous avons longuement évoqué la crise grecque, qui est incomparablement plus difficile à résoudre que les 2 autres crises dont j'ai parlé.

Il faudra que la Grèce, qui ne respecte plus dans son entièreté le programme d'ajustement sur lequel nous nous étions mis d'accord lorsque nous avons mis à disposition des autorités grecques des garanties portant sur 110 Milliards. Il faudra que d'ici quelques jours la Grèce adopte des mesures additionnelles et correctives du déficit budgétaire, qui est en train de se creuser, encore qu'il faille qu'il se réduise.

Il faudra que la Grèce entame des réformes structurelles de très grande envergure pour augmenter son potentiel de croissance. Faible potentiel de croissance qui est le grand problème de l'Europe dans son ensemble, mais qui est plus prononcé en Grèce qu'ailleurs. Et la Grèce doit privatiser, dans une mesure qui dépasse l'imagination, y compris hellénique. La Grèce doit rapidement privatiser 500 milliards de son domaine public.

Moi, qui ne suis pas un partisan, ni de la dérégulation, ni de la flexibilisation à outrance sans borne et sans gêne, ni de la privatisation à tout endroit, j’arrive à la conclusion que la Grèce doit mobiliser en privatisant une bonne partie de son patrimoine, pour pouvoir se retrouver dans une situation qui fera que sa dette sur le moyen et le long terme redevienne soutenable. Parce qu'elle est strictement insoutenable au moment où je vous parle.

Et puis il faudra, si la Grèce aura fait tous ces efforts – qui ne sont pas agréables pour les Grecs modestes, qui ne sont pour rien dans l’avènement de cette crise – voir si on ne peut pas procéder à une restructuration douce de la dette grecque. Je suis strictement opposé à la grande restructuration de la dette grecque, qui entraîne des dangers dont nous ne mesurons pas les périmètres successifs, parce que l'effet de contagion pour d'autres sous-économies de l'économie euro serait un évènement qui, sans aucun doute, s'installerait et qui aggraverait dans son ensemble la crise de la zone euro.

Je crois que l'assainissement est en voie de progrès, puisque nous sommes en train de réduire le niveau de notre déficit à 3,75% en 2012, après 4,75% en 2011, après 6,5% en 2010. Voilà la trajectoire, l'orbite sur laquelle nous nous sommes engagées. Lorsque nous aurons fait cela, l'Europe sera plus solide, aura plus de muscles pour rebondir, et sa croissance redeviendra un ressort pour organiser le progrès social.

Il n'y a pas de croissance si vous avez des niveaux d'endettement très élevés. Il y a de bonnes raisons de politiques anticycliques et conjoncturelles pour élargir le déficit en période creuse de l'économie. Mais il y a la nécessité absolue de reconsolider les finances publiques, lorsque l'économie reprend des couleurs.

Il faut voir que sur les 2 années de crise nous avons perdu, en termes de consolidation budgétaire, le résultat de 20 années d'effort et d'assainissement budgétaire. Il faudra rapidement retourner, si j'ose dire, à la normale. Ce que nous sommes en train de faire, ce qui est rendu facile par le retrait des mesures, des stimulants budgétaires que nous avons mis en place pour encadrer la crise.

Mais les réformes structurelles et la réduction des déficits primaires, important notamment pour la Grèce, sont une exigence immédiate à laquelle nous ne saurons échapper.

Lorsque nous aurons fait tout cela, l'Europe ne se portera pas mieux que maintenant, parce que dans le projet européen et dans la construction européenne il y a des maillons qui manquent, des éléments qui ne sont pas traités avec la rigueur nécessaire. Je veux parler de l'absence qui n'est pas totale, mais de l'absence de nous-mêmes, de la dimension sociale en Europe. Voilà un marché intérieur qui est prolongé logiquement en le couvrant par une union monétaire. Nous avons éliminé de nos échanges toutes les barrières commerciales généralement quelconques. Nous avons aplani tant de collines qui creusaient la distance entre nous, mais en matière sociale nous ne nous sommes jamais attelés à voir en détail, quelles règles sociales méritent une meilleure coordination, voir une meilleure harmonisation.

Depuis le milieu des années 1985, je plaide avec énergie, constance et cohérence pour la mise en place d'un socle de droits sociaux minimaux pour les travailleurs. Cela ne revient pas à dire que les prestations sociales doivent être du même niveau partout. Je ne suis pas con à ce point. Cela ne veut pas dire que les salaires devraient être les mêmes partout ; cela ne veut pas dire que les extras de nos droits du travail devraient se ressembler d'un pays à l'autre; cela ne veut pas dire que nous devons tous faire la même chose partout et au même moment. Mais il faut des règles minimales.

Dans une union monétaire, vous ne pouvez plus dévaluer. Vous ne pouvez pas retrouver la compétitivité en dévaluant votre monnaie nationale. Le risque est donc grand que le seul élément sur lequel porte l'ajustement, ce sont les salaires et la politique sociale.

Nous le voyons bien en Grèce. Ce que la Grèce, le Portugal et l'Irlande sont en train de faire n'est rien d'autre qu'une dévaluation interne. Elle n'est plus monétaire, mais elle est de politique sociale et de politique fiscale. Il faut donc des minima pour que des facteurs d'ajustement, à trouver ailleurs, puissent prendre place dans nos échanges économiques et sociaux.

Je crois qu'il faudra que nous réfléchissions plus en avance sur cette question là. Tout comme je crois qu'il faudra que nous réfléchissions à d'autres questions qui dépassent l'Europe, mais qui la concernent. Tant que mourrons chaque jour 25 enfants la mort la plus brutale qu'il soit, c'est-à-dire la mort de la faim, je considère que l'Europe n'a pas été un succès. Cela nous concerne. C'est nos enfants qui trouvent la mort.

Donc, je voudrais, alors qu'il fut possible au 19e siècle d'éliminer l'esclavage endéans quelques décennies, que nous ayons pour grand projet européen d'éliminer de la surface de la planète la faim et la pauvreté. Ça doit être un projet européen. L'Europe doit parler aux autres, puisque les autres la regardent.

J'aime l'Europe lorsque je m'éloigne d'elle. Le plus loin je suis de l'Europe, la plus belle elle est. Si je descends d’un avion à Oulan-Bator ou à Dakar, on voit en moi l'Européen. Et d'ailleurs les Allemands et les Français qui descendent les mêmes escaliers sont d'abord pour ceux qui les reçoivent Européens avant d'être Français ou Allemands.

Je ne peux pas dire que je côtoie toutes les officines de la planète, mais j'ai tout de même une bonne connaissance de l’Oval Office ou des bureaux au Kremlin. Je sais comment pensent les grands de ce monde au sujet de ceux qui se croient grands en Europe. Et par conséquent, la démographie et la géographie, heureusement pour nous, sont tout de même des notions relatives. Ce qui fait d'ailleurs que, lorsque je vois le Premier ministre chinois, que je vois 2 fois par année pour parler monnaie et autres choses, je le prends toujours par l'épaule et je dis "Si je pense que toi et moi, nous représentons un tiers de l'humanité, je suis tout de même impressionné."

Cette Europe, qui n'est pas complète, il ne faut pas que nous cessions de l'aimer. Parce qu’elle nous pose parfois plus d'interrogations qu'elle nous fournit des réponses.

Je crois au génie européen. Je ne sais pas ce que cette notion couvre en détail, mais je crois au génie européen, parce que nous avons été en Europe capable de faire de très grandes choses, lorsque nous avions un projet solide, et lorsque nous avions entre nos mains un calendrier réaliste, et lorsque nous prenions appui sur des institutions fortes. Je cite presque Monet en disant cela.

Je crois que, pour fonctionner, l'Europe a besoin d'institutions qui se respectent et qui restent respectables. Donc, je n'ai pas cette idée que le Conseil devrait combattre la Commission et que la Commission devrait s'arranger avec le Parlement contre le Conseil. C'est du jeu puéril. Je crois que tous nous devons avoir la même ambition européenne, et pour l'Europe, et pour nous-mêmes. Et pour cela, il ne faut pas se décourager, il ne faut pas perdre patience, mais il faut être animé par la détermination dont ont besoin toutes les grandes ambitions et les longues distances.

Merci.

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