Interview de fin d'année du Premier ministre Jean-Claude Juncker.

Sergio Ferreira: Monsieur le Premier ministre, l'année 2009 a été marquée certainement par les retombées de la crise financière. Aujourd'hui, l'année presque écoulée, quel est votre regard sur l'étendue de ses conséquences?

Jean-Claude Juncker : D'un point de vue strictement économique, l'année qui s'achève fut une mauvaise année. Nous avons perdu entre 3,5% et 4% de notre puissance économique, puisque nous étions en récession. Nous allons voir que la reprise qui s'annonce pour 2010 sera une reprise faible, modérée de l'ordre de 2% à peu près, ce qui fera qu'en 2011 seulement nous aurons atteint le niveau de puissance économique de l'an 2007. Donc il y a 2008, 2009 et 2010 qui, en termes de progrès économique, sont des années perdues. J'espère que 2010 sera une meilleure année, toujours est-il que la croissance économique qui s'annonce pour 2010 sera insuffisante pour annuler les effets négatifs des années 2008 et 2009.

Sergio Ferreira : Pour ce qui est des questions strictement de la crise financière, on parle de plus en plus, et on s'est mis d'accord d'un point de vue international aussi, pour une plus grande régulation des marchés. Est-ce qu'on va dans le bon sens? Est-ce que cette régulation, la façon dont on prétend la faire est à votre égard celle dont les marchés financiers ont besoin ?

Jean-Claude Juncker : Depuis des années je dis et je redis que la déréglementation sans bornes et sans gène est une voie qu'il ne faut pas emprunter.

Elle fut empruntée par un grand nombre de gouvernements, puisqu'on a considéré sous l'influence de cette douce pensée néolibérale que les États n’avaient plus de place dans notre société moderne, que les gouvernements étaient des facteurs qui gênaient le développement de l'économie. Aujourd'hui on découvre qu'il y a eu une trop grande absence d'État, une trop forte présence du non-État au sens de non-réglementation des choses.

Moi, j'applaudis des deux mains tous les efforts internationaux, généralement quelconques, qui sont faits pour réglementer davantage notamment les marchés financiers. Moi, je n'ai jamais cru – je l'ai souvent dit, même à votre antenne je crois – que le marché par lui-même produit de la solidarité. Tel n'est pas son objet essentiel. Les marchés ne sont pas là pour produire de la solidarité, ils sont là pour produire de l'efficacité, la solidarité étant le résultat de l'efficacité du marché et de la prise directe de l'action politique sur le cours des choses. Vouloir chasser les gouvernements du monde économique, inviter les gouvernements à s'abstenir d'agir, économiquement parlant, voilà une erreur presque globale qui fut commise par un bon nombre de gouvernements. Et donc, je crois que donner plus de tonus à la réglementation et à l'encadrement gouvernemental et étatique est un pas dans la bonne direction.

Sergio Ferreira : Parfois, comme ce fut le cas avec le G20, cette poursuite de la régulation a fait que par exemple le Luxembourg a été montré du doigt, mis sur une fameuse « Liste grise » même, avec laquelle bien sûr vous vous êtes toujours affirmé en désaccord. Aujourd'hui les choses se sont un peu améliorées à ce point de vue, mais de toute façon, est-ce que le Luxembourg ne pourrait pas en souffrir un peu plus encore de cette chasse aux sorcières presque?

Jean-Claude Juncker : Nous avons été mis sur cette liste, dite « grise » pour des raisons injustes, parce que figurent sur cette « Liste grise » tous les États qui ne se conforment pas aux règles standards de l'OCDE sur l'échange d'informations des données bancaires. Bien avant la réunion du G20 nous avions dit que nous Luxembourgeois, les Autrichiens, les Belges disant d'ailleurs la même chose, nous souscrivions au principes développés par l'OCDE, l'Organisation des États industrialisés, en acceptant comme ligne de conduite générale l'échange d'informations sur demande. En dépit du fait que nous ayons annoncé cela, on nous a mis sur cette « Liste grise » pour nous en enlever quelques semaines après. Il n'y avait aucune raison de nous mettre sur cette « Liste grise ». C'était de mauvaise manière par ceux qui ont essayé à tout prix de nous voir figurer sur cette liste.

Je n'ai jamais cru, pas pendant les 20 années où j'étais ministre des Finances, que la place financière luxembourgeoise pouvait se développer sous un parapluie qui s'appelle secret bancaire et que le gouvernement et le ministre des Finances tendraient au-dessus de la place financière. Non, je crois que la place financière va devoir son développement à la qualité de ses produits, à la palette de ses produits qui doit être large. La place financière doit se diversifier davantage, elle l'a fait. Le ministre Frieden, s'y employant beaucoup, elle devra le faire davantage. Il n'est plus vrai que la place financière luxembourgeoise dépend exclusivement du secret bancaire. Il y a des quartiers entiers de la place financière qui se développent loin de toute considération liée au secret bancaire, tel est le cas pour l'industrie des fonds d'investissement et tel sera le cas pour d'autres domaines également.

Sergio Ferreira : Néanmoins, ce secret bancaire a été, et il est toujours un atout de cette place financière. De quelle façon l'économie luxembourgeoise, qui dépend très fortement de la place financière, pourra éviter que la fin inévitable de ce secret bancaire, il y a quelques uns qui le disent, n'aie pas une retombée sur le développement du pays?

Jean-Claude Juncker : La place financière ne jouera plus le rôle qui fut le sien pendant des décennies et le rôle qui fut celui de la place financière n'était pas exclusivement dû au secret bancaire. Nous sommes trop dépendant du secteur financier, nous sommes en train de redevenir une économie à structure monolithique comme nous l'étions du temps et des beaux moments de la sidérurgie et donc je dis qu'il faut diversifier l'économie dans tous les sens possibles et qu'il faut diversifier en interne la place financière.

Sergio Ferreira : Pour ce qui est de cette diversification, est-ce que le pari, on en parle à Luxembourg et ça fait parti notamment du programme du gouvernement des biotechnologies, des technologies de santé de tout ce qui concerne les nouvelles technologies vertes, de quelle façon le Luxembourg et de quelle façon éventuellement l'État et le gouvernement, pourront faire à ce que ces secteurs se développent plus à la même vitesse qu'éventuellement la place financière pourra en perdre un peu sa vitesse ?

Jean-Claude Juncker : Mais nous devons inscrire le chemin économique luxembourgeois résolument à l’avenir. Il faut davantage développer ce que nous sommes en train de faire – les technologies futures, la biomédecine, la logistique, d'autres exemples pourraient être mentionnés. Nous devons sortir de ces carcans de la pensée classique. Le Luxembourg ne pourra plus accueillir, pour des raisons évidentes et notamment de salaire, des grandes implantations industrielles. C'est fini tout ça. Il faut le voir. On peut le regretter, moi je le regrette beaucoup, parce que je crois que l'industrie ajoute à l'équilibre du pays, comme l'agriculture ou comme d'autres activités plus fondamentales. Et donc, nous devons guetter toutes les opportunités qui se présentent dans le domaine des technologies de l'avenir. C'est vrai pour les technologies écologiques, c'est vrai pour la biomédecine, c'est vrai pour tous les produits innovants, notamment en matière d'industrie écologique.

Sergio Ferreira : Pour ce qui est encore de l'économie, une des conséquences plus graves de cette crise a été l'augmentation du chômage qu’il y a à Luxembourg. Vous en avez fait mention notamment dans le discours sur l'état de la Nation, la différence entre 2008 et 2009, elle est très grande. Comment pallier ce problème ? Il y a certaines mesures qui ont été prises, certes, mais tous les indicateurs disent que 2010 pourra avoir encore une croissance plus grande de du chômage. Comment pallier ce problème et comment éviter que tant de gens soient sans emploi?

Jean-Claude Juncker : En termes d'emploi et de chômage, l'année 2010 sera pire que les deux années écoulées. Les taux de chômage ont continué à augmenter parce que la réactivité des marchés de l'emploi face au phénomène de ralentissement conjoncturel voire phénomène récessioniste met du temps à produire ses impacts visibles. Donc nous aurons plus de chômeurs en 2010. Donc il faudra développer une politique plus active pour l'emploi. Le ministre Biltgen a inauguré ce processus, le ministre Schmit le poursuit. Nous ne devons pas baisser les bras devant le phénomène du chômage. Il ne faut pas croire que la timide reprise économique qui s'annonce va améliorer nos chiffres en matière d'emploi. Au contraire, nous partons de l'idée que l'emploi va diminuer en 2010 par rapport à 2009 de l'ordre de 0,6 à 0,9%. Donc nous aurons moins d'emploi et plus de chômeurs en 2010. Il faudra tout faire pour activer les chômeurs en les dirigeant vers des secteurs d'avenir et plus fertiles en emploi.

Sergio Ferreira : Tout ce grand cadre et les particularités aussi font que la situation budgétaire de l'État du Luxembourg s'est dégradée ces dernières années. Notamment en 2009 on prévoit déjà un déficit, 2010 éventuellement aussi. D'un côté, vous dites qu'il faut aller dans ce sens pour contrecarrer la crise, d'un autre côté les gens se soucient sur l'avenir des finances étatiques, des finances publiques. Comment expliquer aux gens cette nécessité et éventuellement le danger pour l'avenir?

Jean-Claude Juncker : Nous terminerons probablement l'année 2009 avec un déficit budgétaire de 2,8%, donc inférieur aux 3% que le traité de Maastricht et la logique de l'Union économique et monétaire nous autorisent à faire. Nous serons un des seuls 3 pays de la zone euro à ne pas connaître un déficit budgétaire plus élevé que 3% avec Chypre et la Finlande. Les 13 autres – il y a 16 États membres dans la zone euro – 13 sont au-dessus de 3%, 3 en dessous, dont le Luxembourg.

En 2010 le déficit budgétaire va sans doute s'élargir. C'est voulu et nous le savons, parce que nous ne voulions pas introduire des mesures d’économie qui auraient eu un effet négatif sur la situation conjoncturelle. Le plus vous épargnez à de mauvais endroits, le plus vous gênez la reprise conjoncturelle, donc il ne fallait pas le faire et il fallait laisser jouer les stabilisateurs automatiques. Il fallait accepter l’idée qu'en 2010 nous aurions un déficit budgétaire plus large que ceux auxquels nous nous sommes habitués.

Pour 2011 il faudra que nous entamions la consolidation de nos finances publiques. On ne peut pas continuer à élargir d'une année vers l'autre et chaque année davantage le déficit budgétaire, à augmenter la dette publique qui est faible au Luxembourg, mais qui risque tout de même d'exploser si on ne pratique pas une bonne politique. Et donc je réunirai les partenaires sociaux pendant le mois de janvier et la tripartite fin février, début mars pour voir ensemble avec les partenaires sociaux quelles mesures d'économie peuvent être prises qui 1) ne doivent pas gêner la reprise économique et 2) qui doivent produire un effet correcteur du déficit budgétaire. Nous ne pouvons pas nous laisser aller en acceptant l’idée que le déficit budgétaire se présente chaque année davantage, parce qu'en fait nous chargerions d'une lourde responsabilité de reconsolidation les finances publiques les générations futures. Donc nous faisons des dettes, nous acceptons le déficit, mais nous devons aussi accepter l'obligation ardente qu’il y a pour notre génération de consolider les finances publiques au lieu de charger de responsabilité les jeunes générations.

Sergio Ferreira : Dans ce cadre difficile de chômage grandissant, de crise économique, les questions sociales ont bien sûr leur importance, une importance accrue éventuellement. Dans le cadre aussi de ce qui est la discussion autour des finances publiques il y a certains qui défendent qu'au Luxembourg on pourrait éventuellement décider d'aller dans un sens d'une politique sociale plus sélective qui ne soit pas si égalitaire, si on peut le dire ainsi, comme elle l’est aujourd'hui. Est-ce que vous êtes du même avis? Est-ce qu'on peut aller dans ce sens pour essayer éventuellement d'épargner un peu plus ? Ou est-ce que cette politique qui fait que tout le monde a accès aux mêmes prestations sociales, notamment, est la plus correcte?

Jean-Claude Juncker : Ceux qui habitent le pays se retrouvent dans des situations sociales tout à fait différentes et divergentes. Je crois qu'il faut reprioritiser l'accent social de l'État en assistant à ceux qui, de par leurs propres moyens, n'arrivent pas à organiser leur vie y compris leur vie de famille et qu'il ne faut pas traiter des situations différentes avec les mêmes remèdes. Et donc, la politique sociale, sur certains aspects, doit devenir plus sélective. Je n'accepte pas que certains nous disent que chaque touche sectorielle que nous apporterions à notre système de prestations sociales revienne à organiser un attentat voulu sur les acquis sociaux.

Sergio Ferreira : Une des innovations que l'année 2009 a vue, en ce qui concerne la politique sociale, c'est les chèques service. Les bilans qui ont été faits disent que c'est un franc succès. Est-ce que vous êtes satisfait de cette mesure et est-ce que vous pensez éventuellement qu'elle pourrait être élargie à d'autres services à part la garde des enfants ou l'enseignement musical?

Jean-Claude Juncker : J'ai voulu ces chèques service, je les ai proposés ensemble avec la ministre de la Famille, madame Jacobs, au gouvernement et puis au parlement, mesure nouvelle, innovatrice et donc combattue de toutes parts. Or les premiers bilans montrent l'évidence que la mesure connait un certain succès. Nous évaluerons le bilan de cette mesure et nous verrons à quel rythme les chèques service puissent être élargis vers d'autres secteurs d'activité au Luxembourg.

Sergio Ferreira : Le Luxembourg a une situation sociale et démographique très particulière avec une présence importante, presque de la moitié, de la population résidente de citoyens de nationalité non luxembourgeoise. L'année 2009 a été une année aussi importante, avec l’entrée en vigueur de la loi sur la nationalité luxembourgeoise ce qui permet notamment la double nationalité. Là les premiers chiffres démontrent aussi que cette loi pourra être un succès. En regardant en arrière et en regardant en avant, vous êtes toujours un ardent défenseur de cette loi et de ses conséquences positives éventuellement pour le pays?

Jean-Claude Juncker : J'ai toujours défendu l'idée que la double nationalité devrait devenir une réalité au Luxembourg, pour le simple fait que j'accepte mal l'idée que ceux qui de loin viennent chez nous, soient obligés de renoncer à ce qu'ils furent pour devenir ce qu'ils ne sont pas encore. Adopter la nationalité luxembourgeoise et devoir se défaire de la nationalité qui a accompagné ces hommes pendant la première phase de leur vie m'a semblé être une idée qui ne correspond pas à l'idée que je me fais de l'homme. Donc j'ai voulu, ensemble avec le gouvernement, la double nationalité. Je crois qu'elle fait honneur au pays. Elle est bien admise, et par les Luxembourgeois, et par les non-Luxembourgeois. Et les premiers chiffres démontrent l'évidence que la réception que la société luxembourgeoise, dans ses 2 composantes non luxembourgeoise et luxembourgeoise, a eue à l'égard de cette double nationalité est grande. Et donc, je crois que ce fut une réforme, si contestée fût-elle, qui va marquer la réalité luxembourgeoise pour les décennies à venir.

Sergio Ferreira : Cette loi contient déjà un élément de droit du sol, pour ce qui est ce qu'on pourrait appeler la 3e génération. Est-ce que vous croyez qu'à l'avenir on peut aller dans le sens d'un droit du sol pur, par exemple?

Jean-Claude Juncker : Je n'irai pas, au moment où je vous parle, jusque-là, mais j'observe que la référence au sol, si j'ose dire, commence à devenir une référence en termes d'attribution de la nationalité qui ne gêne personne. Je ne suis pas prêt pour dire aujourd'hui que telle sera la règle absolue au cours des années à venir. Mais nous observons de très près l'évolution des raisonnements gravitant autour de cette notion.

Sergio Ferreira : Pour ce qui en est encore de la présence des citoyens de nationalité non luxembourgeoise dans le pays, depuis des années vous aviez mis en évidence toujours l'importance pour le pays lui-même, d’une participation politique accrue des étrangers dans la vie politique du pays, que ce soit au niveau communal ou au niveau des élections européennes, les deux dont ils peuvent participer aujourd’hui. Les associations qui œuvrent dans ce milieu, notamment l'ASTI ou le CLAE revendiquent depuis pas mal d'années une participation aussi aux élections nationales, donc aux élections législatives. Est-ce que vous croyez que ça pourra être une réalité, pas immédiate, on le sait bien sûr, mais dans quelques années éventuellement?

Jean-Claude Juncker : Très sincèrement je ne pense pas, même pas en perspective. Nous avons introduit la double nationalité qui permettra aux citoyens qui ne sont pas exclusivement luxembourgeois d'ajouter leurs voix aux voix des Luxembourgeois lorsque des élections ont lieu. La déclaration gouvernementale renferme un certain nombre d'améliorations par rapport à la législation qui régit la participation aux élections communales et européennes des non-Luxembourgeois. Nous allons le faire avec énergie et en dépit des résistances qui ne tarderont pas à se former. Il faut sur ce point-là, qui est un point sensible, avancer en posant un pas devant l'autre, sans bousculer les choses, ni les habitudes et les sensibilités.

Sergio Ferreira : Il y a quelques années on parlait d'un repli identitaire à Luxembourg. Aujourd'hui les choses semblent s'être calmées. De toute façon, si on regarde les pays voisins du Luxembourg, on voit par exemple en France un grand débat sur l'identité du pays. Est-ce que, à votre avis, le Luxembourg a besoin de ce débat aussi ou cette identité se crée au jour le jour entre tous les citoyens?

Jean-Claude Juncker : Je ne crois pas que nous serions sagement conseillés si nous importions tous les débats de nos voisins chez nous. Je ne vois pas en quoi un grand débat national sur l'identité nationale nous permettrait d'avancer en termes de cohabitation mieux organisée et mieux ressentie. Non, je crois que fait partie de la raison d'État, de l’identité luxembourgeoise le fait de vouloir vivre ensemble. Et les non-Luxembourgeois et les Luxembourgeois veulent vivre ensemble. Pas tous. Il y a des poches de résistance dans la communauté immigrée, il y a des poches de résistance dans la communauté strictement luxembourgeoise. Mais en règle générale les non-Luxembourgeois qui sont chez nous ont pour souci de s'intégrer avec une intensité qui varie d'une communauté nationale à l'autre et les Luxembourgeois ont cette volonté, je crois, de vouloir intégrer dans leur société ceux qui viennent de plus loin. Un débat sur l'identité nationale conduit plus au rejet qu'à l'intégration. Moi je ne veux pas avoir ce débat au Luxembourg.

Sergio Ferreira : Pour ce qui est des questions encore qui ont à voir avec la société dans son ensemble, l'année 2009 a été aussi l'année d'entrée en vigueur d'importantes reformes dans le secteur de l'éducation, notamment en ce qui concerne l'enseignement fondamental. Dans l'accord de coalition, on dit qu'on va poursuivre cette voie, même s'il y a quelques mois seulement que cette réforme est entrée en vigueur. Est-ce que vous faites un bilan positif et vous êtes d'avis qu'il faut continuer exactement dans ce sens d’une approche un peu plus différente à ce qu'on était habitué à Luxembourg en ce qui concerne ces questions d'éducation?

Jean-Claude Juncker : Le cortège des réformes qui touche à l'éducation nationale est impressionnant. J'ai toujours voulu ces réformes, qui sont toutes et sans exception difficile. Je considère que la ministre de l'Éducation nationale, madame Delvaux, qui est en charge de ces réformes, a fait un excellent travail, n'a pas hésité de bousculer un certain nombre de comportements traditionnels. Je crois que la nouvelle école qui est en train de se mettre en place sera une école plus juste, parce qu'elle permet notamment aux non-Luxembourgeois de pouvoir mieux s'orienter dans le système éducatif luxembourgeois. Je suis convaincu que d'ici 15 ou 20 années on dira que ce fut une période riche en réformes fructueuses.

Sergio Ferreira : Passons au plan européen, encore là une année avec beaucoup d'évènements. Peut-être le plus important, celui qui restera peut-être plus dans la tête des gens, c'est l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne. Ce n'est pas le traité qui a été voulu au début, c'était néanmoins un deuxième choix, si on peut le dire ainsi, pour un traité qui encadre les relations des 27. Qu'attendez-vous de la mise en application de ce traité?

Jean-Claude Juncker : Ce traité fut nécessaire pour des raisons institutionnelles. On ne peut plus gérer l'Union européenne à 27, voire demain à 30, d’après les mêmes règles qui ont présidé le fonctionnement de l'Union européenne lorsque nous étions 6 – ça ne va pas. Donc ce traité était nécessaire, mais il n'est pas suffisant. Je veux dire par là que si les gouvernements qui ont la charge d'appliquer ce traité manquent de volonté politique pour le traduire en de nouvelles réalités, ce traité ne sert à rien. Je n'ai jamais cru qu'un traité puisse résoudre des problèmes. C'est une pré-condition pour pouvoir dans des meilleures conditions résoudre les problèmes qui sont devant nous, mais la volonté politique des gouvernements est plus essentielle, plus importante que la simple rédaction d'un traité. Donc je voudrais que la mise en application de ce traité s'accompagne par une intensification de la volonté politique dans le chef des gouvernements de réussir l'Europe.

Sergio Ferreira : En ayant votre expérience – vous êtes le Premier ministre ou le chef d'État ou de gouvernement qui est le plus longtemps en fonction, vous les connaissez tous, ceux qui sont là et ceux qui sont passés – est-ce qu’avec les gens d'aujourd'hui, si on peut utiliser cette expression, cette volonté politique existe vraiment ou est-ce qu'on n'a pas tendance dans quelques pays à penser aussi plus à ses intérêts dans un scénario de crise aussi important qu'aux intérêts communs qui pourraient être les intérêts de tous?

Jean-Claude Juncker : Le repli national et donc le rétrécissement de l'ambition européenne sont un danger qui nous a toujours guettés, et qui nous guettera toujours. Je voudrais que les sociétés civiles réagissent plus fortement à l'affaissement de certains gouvernements quand il s'agit de développer des ambitions européennes qui vont plus loin. Je ne suis pas particulièrement optimiste pour les années à venir, mais je me refuse à tomber dans un pessimisme de mauvaise allure. Je crois que les Européens découvriront bientôt que nous sommes trop peu nombreux pour nous rediviser en facultés nationales, si j'ose dire.

Les Européens au début du 20e siècle représentaient 20% de la population mondiale. À la fin de ce siècle, siècle en cours, il nous restera 4% d'Européens sur la surface de la planète. Donc le moment n'est pas venu de nous rediviser et refigurer l'Europe en donnant trop d'importance à l'État tel qu'il fut. Mais l'essentiel de ce qui devrait être fait consistera dans un approfondissement intelligent, sensible, de l'intégration européenne. Nous sommes trop peu nombreux pour nous diviser.

Sergio Ferreira : Vous étiez un des protagonistes de l'année 2009 au niveau européen, notamment quand vous vous êtes dit disponible éventuellement pour assumer la présidence du Conseil de l'Union européenne. Est-ce que vous gardez une certaine tristesse, mélancolie par le fait que le choix a été un autre? Et est-ce que vous croyez que les conditions que vous aviez mis notamment que cette tâche soit remplie de vraies compétences existe avec l'actuel titulaire?

Jean-Claude Juncker : J'aime beaucoup l'actuel titulaire que je connais depuis 20 ans et donc je sais que c'est un homme à convictions fortes et à la faculté de mobilisation impressionnante. Néanmoins, j'étais déçu de ne pas avoir été désigné, en dépit du fait que la très grande majorité des États membres supportaient ma candidature, entre guillemets. Mais il ne faut pas se laisser décourager par ce genre de mésaventure. L'Europe est plus importante que les personnes, et un Premier ministre luxembourgeois, surtout lorsqu’il est le doyen des chefs d’État et de gouvernement, a des moyens d'action qui lui permettent d'exercer une réelle influence sur le cours des choses européennes.

J'étais déçu, mais je ne suis pas abattu.

Sergio Ferreira : Pour terminer et clôturer ce chapitre et presque l'interview, avec le président Barack Obama on a eu beaucoup d'espoir en ce qui concerne les relations transatlantiques, aussi éventuellement une ambiance internationale moins chargée. Est-ce que c'est le cas ? Est-ce que vous croyez qu'avec ce président américain l'Europe a plus de chance de continuer à jouer un rôle important dans l'échiquier international ? Est-ce que les uns et les autres contribuent à cette ambiance internationale moins chargée qu’avant ?

Jean-Claude Juncker : Les relations transatlantiques se sont améliorées après l'arrivée au pouvoir de Monsieur Obama, c'est incontestablement le cas. Je crois que les choses européennes figurent en bonne place sur le radar de l'administration Obama, mais j'ai fait sur la durée l'expérience que lors de leur premier mandat les présidents des États-Unis n'ont pas le regard figé et fixé sur l'Europe. Mais pendant le 2e mandat, ils découvrent que les États-Unis, tout grands qu'ils soient, sont trop petits pour pouvoir gérer à eux seuls les affaires du monde. Et même pendant le 2e mandant du président Bush il s'est avéré que petit à petit il a pris conscience du fait européen. Je crois qu'Obama le fera plus rapidement que Bush, mais le grand moment des relations américano-européennes interviendra au milieu du 2e mandat de Monsieur Obama.

Sergio Ferreira : Pour terminer, quels sont vos vœux pour 2010, pour vous et pour le pays et pour nous tous, pour le monde?

Jean-Claude Juncker : Pour moi je n’ai pas tellement de vœux, j'ai toujours trouvé un peu, comment on dit, ridicule de me voir dire, en termes d'intention de pilotage, comment l'année à venir serait faite. Donc j'essaierai de le continuer jusqu'à présent ; ça peut provoquer des déceptions, je sais bien, mais je ne vais pas à l'âge où je suis retransfigurer, ça ne me réussira pas. En plus, les gens se sont habitués à ma façon de dire et de faire les choses. Je voudrais pour le pays que ce soit une année où nous redécouvrirons les ferments de notre unité. Nous sommes très peux nombreux au Luxembourg, Luxembourgeois et non-Luxembourgeois confondus. Il est du Luxembourg comme de l’Europe, nous ne pouvons pas nous adonner au plaisir des divisions artificielles. Nous ne devons pas nous vautrer dans des divergences qui peuvent apparaître entre les différents groupes sociaux qui composent le pays et donc je voudrais que rien ne soit fait qui peut détruire sur la longue durée notre unité.

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