Bilan du Premier ministre Jean-Claude Juncker de la dernière décennie

Bertrand Henne : Jean-Claude Juncker, bonjour.

Jean-Claude Juncker : Bonjour.

Bertrand Henne : D'abord, comme pour les autres interviews-bilan que nous réalisons en cette fin d'année, je vais vous demander un exercice de synthèse. Qu'est-ce que vous avez retenu de ces 10 dernières années écoulées, ou plutôt, ce qui vous semble caractériser ces 10 ans que vient de traverser l'Union européenne, Jean-Claude Juncker ?

Jean-Claude Juncker : Je retiens deux événements majeurs : l'introduction de l'euro, à laquelle j'ai participé, si j'ose dire, au premier rang. Ce fut un succès, l'euro nous protège.

Et 2) l'élargissement. L'élargissement par des moyens pacifiques de l'Union européenne vers l'Europe centrale et l'Europe orientale. Voilà que se clôt un cycle dans l'histoire de l'Europe, qui fut initié dans les années 1940. Il ne faut pas oublier que Churchill disait en 1948 à La Haye, lors du premier congrès du mouvement paneuropéen, devant le refus de l'Union soviétique de voir ses soi-disant « États satellites » participer 1) à la création du Conseil de l'Europe et 2) au bénéfice des volumes financiers du plan Marshall : « Nous allons commencer aujourd'hui à l'Ouest ce qu'un jour nous allons terminer à l'Est. » Nous y sommes.

Bertrand Henne : Pour vous, vous dites c'est la fin d'une phase. On sait bien qu'il y a encore des négociations à mener. J'aimerais d'abord vous demander : vous ne pensez pas, comme certains, qu'on a trop vite élargi, notamment qu'on aurait tout d'abord dû régler Lisbonne, etc., que ça aurait permis peut-être une meilleure intégration de ces pays-là ?

Jean-Claude Juncker : On dit très souvent qu'il faut d'abord finir le travail avant de le commencer. Ce n'est pas possible lorsque l'histoire s'accélère, lorsqu'elle change de rythme, lorsque les hommes – ils l'ont fait dans les pays de l'Europe centrale, de l'Europe orientale – commencent eux-mêmes à faire de l'histoire un peu contre l'histoire au lieu de la subir. On n'a pas de temps à perdre, il faut être là pour répondre aux attentes des autres et pour dégager des nouveaux horizons ensemble avec les autres. C'est ce que nous avons fait.

Il est vrai que pour l'euro il y avait la théorie du couronnement. Faisons d'abord, disait-on, l'union politique et ensuite l'union monétaire. Nous avons fait l'inverse et nous n'avons pas toujours atteint le stade de l'union politique parfait. Pour l'élargissement on disait, ces pays ont un retard énorme, donnons-leur une chance pour rattraper les retards. Si on avait fait ce qu'on nous recommandait, nous n'aurions ni l'euro ni l'élargissement.

Bertrand Henne : Revenons un peu sur la maturité politique de ces pays-là. On se souvient, notamment avec Jacques Chirac, des difficultés au début. On leur disait, ils vont freiner l'Europe, ils se mêlent de choses alors que finalement ils ne sont pas encore là depuis suffisamment longtemps. Votre expérience de co-décision avec ces pays-là, vous estimez qu'ils sont à la hauteur de l'Europe?

Jean-Claude Juncker : J'estime que les 15 qui étaient membre ne le sont pas. Comment voulez-vous que les nouveaux États membres aient acquis un stade de maturité auquel les anciens États membres de l'Union européenne n'étaient pas capables ? Donc, non, je crois que les nouveaux États membres – enfin ceux qu'on appelle nouveaux États membres, je n'aime pas trop cette expression, parce qu'il y a 27 États membres – évoluent normalement, certains adoptant un profil de comportement qui conviendrait aux États membres fondateurs de l'Union européenne, d'autres étant plus lents en compréhension des choses européennes. Mais finalement et en résumé, je suis assez satisfait du rythme auquel le rapprochement s'est fait.

Bertrand Henne : Vous avez dit au début de votre intervention, c'est la fin d'une étape importante. On sait qu'il y a des négociations en cours pour que d'autres pays rejoignent l'Union européenne. Comment est-ce que vous voyez les 10 prochaines années ? On a fait un peu le bilan des 10 années écoulées, dans les 10 prochaines années, où doit s'arrêter l'Europe pour vous, Jean-Claude Juncker ?

Jean-Claude Juncker : J'hésite toujours à décrire les frontières de l'Europe. J'hésite parce que je ne les connais pas. Je crois que les frontières ne sont pas géographiques à [inaudible], que ceux qui partagent la même ambition sur l’Europe, que ceux qui veulent approfondir l'intégration européenne se mettent ensemble, sachant parfaitement qu'il y a des limites géographiques à tout cela. Je ne vois pas la Russie ou Israël ou d'autres États qui évoluent sur la périphérie de l'Union européenne nous rejoindre dans notre club qui n'est pas un club fermé, mais qui est un club solide.

Je voudrais que nous ne fassions pas ce que certains États à la périphérie de l'Europe nous demandent, c'est-à-dire une espèce d'élargissement à gogo : vous frappez à la porte, on vous ouvre la porte et on dit « Entrez ! », sans vérifier que ceux qui viennent sont à même de partager les ambitions. Je voudrais que nous utilisions les 10 années à venir, la décennie à venir, pour approfondir, pour solidifier, pour bétonner ce que nous avons fait, tout en élargissant les domaines d'action et d'intervention de l'Union européenne.

Bertrand Henne : Dans les questions d'élargissement, évidemment, la Turquie revient souvent. On sait que des négociations sont ouvertes ; je ne sais pas à quel chapitre on en est, au 8e ou au 12e, mais des dirigeants-poids comme Nicolas Sarkozy ont dit clairement que pour eux la Turquie n'avait pas de place dans l'Union. Est-ce qu'on n'est pas en train de jouer un double jeu avec la Turquie ?

Jean-Claude Juncker : Enfin, j'espère que non. Je ne suis pas un adepte d'une intégration hâtive de la Turquie dans les structures de l'Union européenne, mais je suis tout à fait d'accord avec la décision qui fut la nôtre en décembre 2004, je crois, d'ouvrir des négociations d'adhésion avec la Turquie. Si nous avions dit non à la Turquie en décembre 2004, lorsque la question se posa, les Turcs, les peuples turcophones, beaucoup de pays à sensibilité islamique auraient sans doute considéré que nous voulons rester ce qu'à l'époque on appelait un « club chrétien ». L'Union européenne n'est pas un club chrétien, mais l'Union européenne est un projet d'ensemble. Et si les Turcs d'ici 10, 15 années auront prouvé qu'ils sont capables d'adopter toutes les politiques et toutes les logiques qui sous-tendent ces politiques de l'Union européenne, elle pourra être intégrée, si encore la Turquie le veut toujours. Il n'est pas évident que d'ici 10 ou 15 années, c'est la période de négociation que j’entrevois, les Turcs à ce moment-là se sentiront eux-mêmes capables de vouloir intégrer l'Union européenne. Il faut donner du temps au temps.

Bertrand Henne : On vient de parler de l'élargissement, c'était pour vous un des points les plus importants de ces 10 dernières années, mais aussi l'euro. Donc, on peut dire finalement que la décennie a commencé en 1999 par l'introduction de l'euro en tant que tel, et puis les pièces et les billets qui ont matérialisé les choses en 2002, quand vous avez été président de la zone euro. Vous avez dit tout à l'heure, c'est une réussite. Est-ce que vous croyez qu'on ne reviendra jamais sur l'euro, qu'il n'y a pas de retour en arrière possible ?

Jean-Claude Juncker : L'euro est une acquisition définitive. Il n'est pas pensable que nous remettions en pièces l'ensemble monétaire de l'Europe. Nous avons fusionné ce à quoi personne n'a vraiment cru, lorsque nous avons lancé le processus au début des années 1990. Nous avons réussi à fusionner 16 monnaies nationales. Il n’est dans l'intention de personne, ni dans le savoir-faire de personne de vouloir revenir en arrière.

L'euro nous protège, notamment et surtout dans la période de crise que nous traversons actuellement. Si vous vous imaginez le monde européen avec 16 monnaies nationales concurrentes qui seraient chaque jour soumis à la tentation de procéder à des dévaluations compétitives, vous vous apercevrez immédiatement que ce bloc de discipline que constitue l'euro est une des plus grandes réussites de l'Europe. Donc, il n'est pas question de revenir en arrière. C'est une façon de notre génération de faire la paix avec d'autres moyens. La génération précédente l'a fait en inventant de de toutes pièces l'Union européenne et les logiques qui l'accompagnent. Il fut le devoir de notre génération de faire en sorte que sur d'autres plans, et notamment sur le plan monétaire nous fassions exactement la même chose que la génération précédente.

Bertrand Henne : On dit souvent que l'euro a protégé l'Europe pendant cette crise, que sans l'euro la crise aurait été beaucoup plus dure pour les pays qui font l'euro. Vous êtes d'accord avec ça ? Parce que quand on regarde par exemple la décroissance que subit l'Europe, elle est plus importante que les États-Unis, elle est plus importante que d'autres zones dans le globe. On est une des zones les plus touchées par la crise. Est-ce que l'euro a vraiment protégé l'Europe ?

Jean-Claude Juncker : Nous serions une zone autrement plus touchée s'il n'y avait pas l'euro. Je vous ai dit que s'il n'y avait pas l'euro les pays procéderaient sans rechigner et sans pouvoir être contredits à des dévaluations compétitives au détriment de leurs voisins directs et immédiats. L'euro rend impossible ce genre d'assainissement compétitif.

Au moment où les prix pétroliers ont connu une importante correction vers le haut, le fait que le cours de change de l'euro faisait l'impact, puisque les prix pétroliers s'expriment en dollars soient amoindris, prouve à l'évidence que l'euro est un mur de protection.

Bertrand Henne : Alors, il y a le symbole euro et puis il y a la politique monétaire derrière.

Jean-Claude Juncker : L'euro est plus qu'un symbole, l'euro est une réalité économique et sociale.

Bertrand Henne : Pour revenir sur la réalité économique, alors, que vous dites, dont vous parlez, on a beaucoup parlé – un peu moins maintenant, c'est vrai, à la fin de la décennie, du travail de la Banque centrale européenne qui était fort contestée notamment par les Français à l'époque – aujourd'hui on sacrifie trop la croissance sur l'autel de la lutte contre l'inflation. Vous en pensez quoi de ces critiques récurrentes ?

Jean-Claude Juncker : Elles ne sont pas fondées puisque, au beau milieu de la crise, la Banque centrale européenne, qui est indépendante d'après ses statuts et d'après le traité, a fait exactement ce qu'il fallait faire. Elle a appliqué la bonne politique monétaire, sans être [inaudible] par des perspectives d'inflation qu'il y a toujours, mais qui se sont beaucoup calmées. La Banque centrale a aligné des mesures non conventionnelles qui ont fait en sorte que le crédit en Europe soit resté fluide. Donc, je ne vois pas sur les 2, 3 dernières années des éléments de critique qu'on pourrait faire valoir à l'encontre de la Banque centrale européenne. Nous avons eu au début de la réalité euro quelques explications mâles et viriles avec la Banque centrale, mais tout cela s'est calmé, je veux dire ces polémiques un peu arides n'ont pas été prolongées. Non, sur les 2, 3 dernières années je vois la Banque centrale européenne se comporter d'une façon qui correspond tout à fait à son mandat.

Bertrand Henne : Alors, on compare souvent d'une manière parfois un peu simpliste dans l'opinion publique l'euro et le dollar, notamment le rôle qu'ils ont comme monnaie de référence. On voit bien que le dollar est toujours la monnaie de référence, vous avez parlé du prix du pétrole tout à l'heure – comment est-ce que vous voyez l'avenir ? Est-ce que l'euro a comme avenir de détrôner le dollar comme monnaie de référence mondiale ou pas ? Ou est-ce que ça, c'est un peu un mythe des Européens ?

Jean-Claude Juncker : À l'heure où nous sommes, l’euro est devenu la monnaie la plus forte et la plus fiable dans le système monétaire international. Nous ne voulons pas, nous zone euro, ni la Banque centrale, faire de l'euro une monnaie de réserve qui remplacerait le dollar. Telle n'est pas notre ambition, telle n'est pas notre intention. Nous sommes arrivés à un stade où nous pouvons dire que l'euro est notre monnaie et parfois le problème des autres. Il est vrai également que le dollar reste pour nous un problème, parce que le dollar est manifestement sous-évalué, tout comme la devise chinoise, le yuan. L'euro est la zone monétaire sur la planète qui porte tout le poids de l'ajustement des déséquilibres globaux qui existent. Mais pour revenir à votre question, nous n'avons pas vocation de remplacer le dollar avec l'euro.

Bertrand Henne : Merci, Jean-Claude Juncker.

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