"En politique, il faut savoir oser", Interview de fin d'année du Premier ministre Jean-Claude Juncker

La Voix: La crise a débuté en 2008. En 2009, elle nous a frappés de plein fouet. De nombreuses réformes ont été mises sur orbite pour contrecarrer ses effets. Quelles sont les perspectives pour l'année prochaine?

Jean-Claude Juncker: Nous ne sommes pas encore sortis de la crise. Que ce soit pour la zone euro ou le Luxembourg, la croissance économique sera faible et les fragilités restent nombreuses tout comme les risques. Sur un plan international, de nombreuses mesures de régulation ont été prises. Il faut attendre d'en voir les effets. La crise a eu son origine aux Etats-Unis dans le secteur financier. Il y a un accord pour dire qu'il faut une régulation plus stricte du secteur financier de façon à ce qu'aucun produit financier sur aucun continent ne puisse échapper à un contrôle prudentiel. Nous pouvons donc considérer qu'un minimum de leçons ont été tirées de manière à ce que pareille crise financière ne puisse plus se reproduire.

La Voix: Vous dites qu'il faut attendre pour juger de l'efficacité des réformes. Combien de temps cela prendra-t-il?

Jean-Claude Juncker: Les mesures prises doivent être transposées dans les différents pays. Je pense que même si la réglementation n'existe pas encore partout, l'expérience de cette crise a eu comme conséquence une plus grande vigilance des acteurs même si force est de constater que l'introduction de bonis importants notamment dans les banques incite à des pratiques à risque. C'est regrettable et la politique va réagir à cela.

La Voix: De quelle manière?

Jean-Claude Juncker: Les pays qui ont l'habitude de ces pratiques, comme la Grande-Bretagne ou dans une moindre mesure la France, ont déjà pris des mesures pour limiter leur impact en taxant lesdites primes à hauteur de 50%. C'est un phénomène que nous ne connaissons pas au Luxembourg où les banquiers ne gagnent pas 30 ou 40 millions d'euros par an.

La Voix: La place financière luxembourgeoise reste des plus critiquée. Des efforts ont été pris, le Luxembourg ne figure plus sur la liste grise de I'OCDE. Pourtant cela ne semble pas suffire à certains pays?

Jean-Claude Juncker: Cela fait plus d'une trentaine d'années que certains de nos pays voisins s'acharnent sur notre place financière. Je n'ai jamais été de l'avis que secret bancaire serait synonyme de paradis fiscal. J'estime néanmoins que la place financière luxembourgeoise ne peut à terme se développer uniquement grâce au secret bancaire, ce qu'elle ne fait d'ailleurs pas. Les activités liées au secret bancaire ont diminué considérablement. La place financière devra miser sur la diversification de ses produits et sur son know-how. L'extension du secret bancaire, souhaitée par certains, n'est pas une solution d'avenir.

La Voix: La diversification de l'économie luxembourgeoise a été citée à maintes reprises comme nécessaire. Existe-t-il déjà une nouvelle niche économique qui puisse être intéressante pour le Luxembourg?

Jean-Claude Juncker: Nous devons saisir toutes les opportunités, voire les dénicher dans ce qu'on appelle les domaines d'avenir. Ce sera un sujet lors de la réunion de la tripartite, même si elle n'est pas responsable des mesures concrètes touchant à la diversification.

La Voix: Le nombre de chômeurs vient de grimper sensiblement. S'y ajoutent un nombre important de frontaliers qui ont perdu leur boulot. Les estimations parlent de 22.000 frontaliers. Avons-nous sous-estimé le phénomène en début d'année?

Jean-Claude Juncker: Non, nous nous attendions à une augmentation du chômage. Nous estimons même que le chômage va encore grimper de manière conséquente en 2010. L'impact d'une crise se fait toujours avec un certain délai sur le marché du travail. L'emploi total va également connaître une évolution négative et ceci pour la première fois depuis des décennies.

La Voix: 2009 ne peut pas se résumer qu'avec la crise. Il y a également eu les élections législatives qui pour vous et pour votre parti ont été couronnées de succès. Comment expliquer ce formidable résultat ?

Jean-Claude Juncker: Les partis passent davantage de temps dans les analyses des résultats électoraux en cas de perte. Ceux qui sortent vainqueurs le font beaucoup moins. Les résultats étaient excellents pour mon parti et moi-même ce qui pour moi est le résultat d'une politique menée depuis des décennies. Les gens sentent qu'il s'agit d'un parti qui n'agit pas en fonction des rendez-vous électoraux mais qui travaille dans la durée. Ceci dit, je ne serais pas mécontent si mon parti se décidait enfin à mener une étude sérieuse sur la question. Nous avions des décisions délicates à prendre ces dernières années. Il y a eu les mesures d'économie budgétaire dans le cadre de la réunion de la tripartite en 2006, l'introduction de la double nationalité, les réformes de l'enseignement et le débat sur l'euthanasie dont le vote s'est fait pour les députés du CSV en toute liberté, sans directives du groupe parlementaire. Nombreux étaient ceux qui pensaient que ces décisions aller mener le parti à sa ruine. Manifestement cela n'a pas eu lieu d'où mon souhait qu'on mène la réflexion plus loin. En politique il faut savoir oser et parfois dépasser les réticences momentanées de certains.

La Voix: Les détracteurs du CSV aiment à coller certaines étiquettes à connotation négative au parti en le qualifiant de réactionnaire ou de conservateur. Si l'on analyse pourtant le vote du 7 juin de plus près on se rend compte que le CSV a également été plébiscité par les jeunes âgés de 18 à 30 ans, généralement plus progressistes. Les jeunes Luxembourgeois auraient perdu de leur fibre révolutionnaire?

Jean-Claude Juncker: Je pense en effet que la jeune génération d'aujourd'hui est moins progressiste que ce fut encore le cas pour ma génération. Le CSV est fort car apprécié de manière similaire dans les quatre circonscriptions du pays et dans tous les milieux sociaux. C'est ce qui caractérise un parti populaire. Pouvoir jouir d'une approbation aussi importante nécessite une remise en question permanente. Pour cette période législative nous avons prévu l'introduction du mariage homosexuel. Or, nos détracteurs croyaient qu'une telle réforme était impossible avec le CSV. Une nouvelle preuve que la description faite par les milieux de gauche font souvent preuve d'une mauvaise capacité d'observation.

La Voix: Si l'on continue d'analyser le vote des jeunes, force est de constater que le LSAP ne pointe qu'a la quatrième place derrière le CSV, Déi Gréng et le DP. N'est-ce pas inquiétant pour un parti de gauche?

Jean-Claude Juncker: Je ne connais pas les détails de l'analyse. Si j'étais socialiste, je trouverais cela en effet inquiétant. Il faut toujours adopter une position entre les générations qui permette d'être acceptée par tous. Comme je l'ai dit auparavant, les partis qui sortent vainqueurs des élections n'analysent pas assez les votes.

La Voix: Le 7 juin constitue certainement un de vos plus beaux moments en 2009, la non-nomination au poste de président du Conseil européen le plus douloureux.

Jean-Claude Juncker: Je ne peux cacher ma déception quant à cette non-nomination mais qui reste limitée car Monsieur Van Rompuy est un homme très compétent avec des idées européennes fortes. Il s'agit en l'occurrence d'une bonne nomination. La déception n'a été que momentanée. L'Europe est plus importante que les personnes qui la régissent. Vous dites que le 7 juin a été un bon moment et que le 19 novembre non, je dois vous dire que je préfère que ce soit ainsi que l'inverse. Le scénario actuel me plaît davantage que si mon parti avait été obligé d'occuper les bancs de l'opposition. Je garderai de l'influence sur l'échiquier européen notamment en tant, que président de l'Eurogroupe.

La Voix: Le prochain président de l'Union européenne sera désigné dans deux ans et demi. Serez-vous encore une fois candidat?

Jean-Claude Juncker: Je n'ai pas encore réfléchi à cela. J'ai eu un mandat national. Je ne vois pas de gros changements dans mon emploi du temps pour les prochaines années.

La Voix: Il y a deux semaines, la réunion de Copenhague s'est soldée par un échec. La politique a-t-elle montré ses limites?

Jean-Claude Juncker: Il est extrêmement difficile d'aller dans une même direction lorsque 193 pays se rencontrent. L'échec de cette conférence est dû à plusieurs éléments notamment et en grande partie à cause de l'organisation de la Communauté internationale et du déroulement même de ladite conférence. Les Européens étaient les plus engagés mais n'ont pas réussi à convaincre d'autres pays, comme la Chine, les Etats-Unis ou l'lnde, que le changement climatique ne peut être évité par la seule volonté européenne, aussi ambitieuse soit-elle. Néanmoins nous avons conclu un premier accord qui vaut pour tous les pays, ce qui n'était pas les cas pour Kyoto. La médiocrité du résultat est également due au fait qu'il n'y a pas eu de réelles négociations. A aucun moment les 193 pays présents se sont réunis autour d'une table. Du coup, de nombreux pays, notamment les petits Etats insulaires et ceux du Tiers-Monde, ont eu l'impression que les pays riches se sont mis d'accord entre eux. Le manque de dignité était manifeste. Les Européens, les Américains et les Chinois ont la fâcheuse tendance à penser qu'ils sont les maîtres du monde.

La Voix: Les grands qui prennent les décisions au-dessus des autres. Il s'agit d'un problème qui existe également lors des réunions de l'Union europeenne.

Jean-Claude Juncker: Oui même si en Europe on arrive à se défendre. Il existe le Conseil européen et le Conseil des ministres comme garde-fous. Il reste néanmoins vrai que la tendance existe également en Europe où quatre, cinq voire six grands pays pensent prendre les décisions en comité restreint, ce qui est contraire aux règles communautaires qui nous sont chères.

La Voix: Beaucoup d'espoirs étaient fondés sur l'intervention des Américains et notamment de leur président Barack Obama à Copenhague. Le moins que l'on puisse dire c'est que le résultat n'a pas été à la hauteur des espérances.

Jean-Claude Juncker: Je n'ai jamais pensé que Monsieur Obama pouvait arriver à lui tout seul à un accord à Copenhague. Le monde ne fonctionne pas ainsi.

La Voix: A-t-il reçu trop de compliments et de distinctions au préalable, notamment avec l'attribution du prix Nobel pour la paix?

Jean-Claude Juncker: Monsieur Obama incarnait beaucoup d'espoirs. Il est cependant encore trop tôt pour juger de son action. Cela peut suffire pour récolter le prix Nobel même si je préfère que le prix Nobel soit décerné à des personnes qui, par leur œuvre, ont démontré qu'ils ont agi pour la paix et non en fonction d'un programme.

La Voix: 2009 a également été l'année des frères Schleck au Tour de France. Avez-vous suivi les exploits des cyclistes luxembourgeois?

Jean-Claude Juncker: Bien entendu que je suis le Tour de France. Il m'arrive également à rencontrer les cyclistes luxembourgeois, sans la présence de la presse, et je les appelle lorsque tout roule pour le mieux mais également lorsque cela va moins bien pour eux. Je suis très fier de l'exploit collectif des cyclistes luxembourgeois et des performances individuelles. Ces gars font honneur au pays.

La Voix: Sur un plan culturel, la mort de Thierry van Werweke a touché beaucoup de personnes.

Jean-Claude Juncker: Le cinéma luxembourgeois se porte très bien, à l'instar du cyclisme, même si les parallèles sont difficiles à faire. La qualité du cinéma luxembourgeois a gagné en qualité et en réputation ces dernières années. La mort de Thierry van Werweke a été ressenti par la communauté de nos artistes comme le devoir de s'améliorer encore.

La Voix: Qu'est-ce qui vous a encore marqué en 2009?

Jean-Claude Juncker: J'ai été révolté par le fait que nous ayons pris connaissance, en passant, que plus d'un milliard de personnes meurent de faim et que parfois nous parlons davantage du suicide d'un gardien de but du football allemand ou encore de la mort de Michael Jackson alors que toutes les six secondes un enfant meurt de faim. Cela mériterait plus d'engagement de notre part.

La Voix: Justement, vous venez de déclarer récemment que vous parvenez 'de nouveau à vous révolter et à vous énerver davantage. A quoi peut-on s'attendre?

Jean-Claude Juncker: Les grands problèmes comme la faim dans le monde disparaissent un peu de notre centre d'intérêt. Il y avait une grande conférence sur ce sujet organisé par la FAO. Elle n'a pas, et de loin, trouvé le même intérêt par la Communauté internationale que par celle de Copenhague. L'opinion publique n'y était pas aussi sensible. Je n'ai d'ailleurs pas non plus assisté à cette conférence, un reproche que je me fais après-coup.

La Voix: Quel est votre souhait pour les Luxembourgeois pour 2010?

Jean-Claude Juncker: Des décisions difficiles doivent être prises en 2010. Je serais content si les Luxembourgeois gardent le sens de l'unité et de l'harmonie et s'ils ne se laissent pas guider par des jalousies corporatives. Je constate que les partenaires sociaux se regardent en chiens de faïence, l'un voulant expliquer à l'autre ce qu'il doit faire. Ce n'est pas une bonne évolution.

La Voix: Qu'espérez-vous pour 2010?

Jean-Claude Juncker: La même chose. Nous ne sommes pas très nombreux au Luxembourg. En des temps difficiles, il est donc d'autant plus important d'être unis.

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