"Je ne veux pas porter le chapeau du désaccord franco-allemand"

Jacques Docquiert: Vous venez d'être reconduit à la tête de l'Eurogroupe. Mais vous avez aussi été candidat à la présidence du Conseil et les Vingt-Sept vous ont préféré Van Rompuy. Pourquoi ?

Jean-Claude Juncker: Une écrasante majorité d'Etats membres soutenait ma candidature. Mais un pays était réticent et, comme il n'y avait aucune opposition à l'égard de mon ami Van Rompuy, je me suis retiré. J'aurais pu exiger un vote à la majorité qualifiée, mais je n'ai pas voulu que l'attribution de ce nouveau poste fasse l'objet d'une controverse. J'en garde une déception qui s'efface peu à peu, mais aucune forme d'amertume.

Jacques Docquiert: Herman Van Rompuy est un inconnu pour beaucoup d'Européens et Catherine Ashton, la haute représentante, n'a aucune expérience diplomatique. N'est-ce par un choix difficile à justifier ?

Jean-Claude Juncker: Je ne me prononcerai pas sur Ashton, car je ne la connais pas. Mais je sais que Van Rompuy, que je connais depuis vingt ans, est un vrai européen, un homme très intelligent. Il connaît bien l'Union, ses mécanismes et les réactions des Etats membres. Il a une grande faculté d'écoute, mais ceux qui pensaient qu'il serait facile à mettre au pas vont être surpris par sa capacité de résistance et sa force de proposition. Il va être un président fort, on va le découvrir très rapidement.

Jacques Docquiert: A la tête de l'Eurogroupe vous souhaitez, comme la présidence espagnole, renforcer la gouvernance économique de la zone euro. Pourquoi et comment?

Jean-Claude Juncker: J'aime ce terme de gouvernance, qui est une façon plus musclée d'évoquer le renforcement de la coordination des politiques économiques. Je plaide pour ce renforcement depuis des années sans avoir obtenu le soutien de tous les pays de la zone euro. Mais, depuis dix-huit mois, le monde a dramatiquement changé et, si nous voulons faire de la zone euro une entité monétaire, économique et politique qui compte, nous devons cesser de donner l'impression de nous consacrer exclusivement à la consolidation budgétaire. Le moment est venu de préparer des stratégies de sortie de crise coordonnées. Il faut, pour cela, examiner plus en détail et plus en profondeur la situation compétitive de chaque pays de la zone. Des divergences existent, elles ont augmenté avec la crise et, si nous n'y prenons pas garde, elles pourraient mettre à mal notre cohésion.

Pratiquement, nous devons examiner l'évolution de nos situations compétitives et attirer l'attention d'un pays qui s'écarterait de la moyenne sur les conséquences possibles de cette promenade solitaire. Nous devrons notamment nous pencher sur les obstacles structurels limitant la croissance, en édictant des objectifs à moyen terme pour les éliminer. Et adopter des recommandations, par pays, pour atteindre ces objectifs et alimenter les débats nationaux. De son côté, la Commission devrait utiliser les nouveaux moyens prévus par l'article 121 du traité de Lisbonne pour adresser des avertissements aux Etats membres ne suivant pas l'esprit de nos recommandations.

Jacques Docquiert: Mais l'Allemagne refuse de s'engager sur cette voie. Pourquoi?

Jean-Claude Juncker: Depuis que l'Eurogroupe existe et que je propose d'accroître cette coordination des politiques économiques, je constate deux choses. Les partisans de ce renforcement hésitent lorsqu'il s'agit d'examiner en détail la situation de leur pays et leurs objectifs. On n'aime pas évoquer à l'Eurogroupe des stratégies qui n'auraient pas été acceptées par les Parlements nationaux. Aussi nous découvrons souvent, a posteriori, les décisions de politique économique sans avoir pu évaluer leur compatibilité avec celles des autres pays de la zone. Et je constate également que l'Allemagne conteste l'idée même d'une coopération plus élaborée entre pays partageant la même monnaie, même si les décisions économiques des uns ont immédiatement un impact sur les économies des autres. La notion même de gouvernement économique est refusée en Allemagne, car elle ne correspond pas à la manière dont ce pays gère son économie et organise son dialogue social.

Jacques Docquiert: Il n'y a pas d'accord entre la France et l'Allemagne sur ce sujet.

Jean-Claude Juncker: Il y a plus qu'une nuance entre l'approche des deux pays et je regrette beaucoup qu'on me fasse parfois porter le chapeau, en m'imputant des responsabilités que je n'ai pas. La France et l'Allemagne doivent mener un dialogue que leurs dirigeants font parfois semblant d'avoir entamé, mais qu'ils n'ont pas vraiment approfondi. Tenir le président de l'Eurogroupe pour responsable de cette situation en l'accusant d'immobilisme est d'autant plus injuste que ce désaccord franco-allemand peut être surmonté.

Jacques Docquiert: Vous souhaitez également renforcer le rôle international de l'Eurogroupe en reconnaissant que ce ne sera pas facile.

Jean-Claude Juncker: Les esprits ne sont pas mûrs, car plusieurs pays refusent une représentation unique de la zone euro. Mais il est difficile de revendiquer une identité propre de l'eurozone si nous ne parvenons, un jour, à la faire représenter de manière plus ramassée dans les enceintes internationales.

Jacques Docquiert: Qui va préparer les sommets européens comme celui de février: Van Rompuy, l'Espagne, le président de la Commission, vous-même? Les dirigeants et les citoyens de l'Union vont-ils s'y retrouver?

Jean-Claude Juncker: On a, en effet, omis d'évoquer les difficultés de cohabitation créées par le traité de Lisbonne. Je crois que la préparation de ce Conseil relève du droit d'initiative exclusif de la Commission et d'un travail de préparation du président du Conseil européen qui va effectuer un tour des capitales de l'Union. Il faudra ensuite trouver une bonne chorégraphie, notamment avec la présidence espagnole.

Jacques Docquiert: Un des grands problèmes auxquels sont confrontés les grands pays industrialisés reste la sous-évaluation de la monnaie chinoise. Que peut faire l'Europe?

Jean-Claude Juncker: En deux ans, je suis allé deux fois en Chine, avec le président de la BCE, Jean-Claude Trichet, et Joaquin Almunia, le commissaire responsable de l'Economie. Nous avons eu, notamment la dernière fois, des discussions ouvertes et franches avec nos interlocuteurs chinois, en insistant sur le fait que les déséquilibres globaux qui existent ne sont pas le fait de la zone euro, cette dernière étant devenue le seul facteur d'ajustement. Il faut que le monde et les Européens prennent conscience que les taux de change constituent l'un des éléments les plus importants des relations internationales. La Chine et les Etats-Unis l'ont parfaitement compris, mais l'Europe hésite à le faire. Il ne faut pas en faire un discours quotidien, mais il faut expliquer, de temps en temps, à nos partenaires que nous sommes mécontents des déséquilibres globaux et du taux de change de l'euro, qui est surévalué, alors que le yuan et le dollar sont sous-évalués.

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