"Le monde a besoin de l'Europe". Le Premier ministre Jean-Claude Juncker au sujet du "modèle luxembourgeois", de la construction européenne et des efforts du Luxembourg en matière de coopération au développement

Raphaël Sanz: Le Grand-Duché du Luxembourg semble être l'un des rares pays d'Europe où le dialogue entre le gouvernement et les partenaires sociaux assure une véritable paix sociale. Qu'est-ce qui explique historiquement ce "modèle luxembourgeois"?

Jean-Claude Juncker: Historiquement, le modèle luxembourgeois de concertation et de recherche de consensus entre le gouvernement, les syndicats et les organisations patronales s'explique par la structure de l'économie luxembourgeoise après la Seconde Guerre Mondiale. Le Luxembourg reposait alors sur une industrie sidérurgique très importante qui lui a d'ailleurs valu son entrée à la CECA (Communauté européenne du Charbon et de l'Acier), précurseur de l'Union européenne, dont le siège fut également établi à Luxembourg. Avec la crise mondiale de l'acier dans les années 1970, l'économie luxembourgeoise s'est trouvée, du jour au lendemain, au bord du gouffre puisque l'ARBED était de très loin le premier employeur du pays. C'est à ce moment véritablement décisif de notre histoire que les autorités publiques, les syndicats et le patronat ont fait en sorte que le Luxembourg - pour le dire avec Churchill - a connu son heure de gloire. Les solutions trouvées au cœur de la "tripartite", comme nous l'appelons, ont permis de restructurer notre sidérurgie sans qu'une seule personne soit licenciée. Tous, l'Etat, les syndicats et le patronat, ont fait des sacrifices énormes, mais grâce à cette prise de responsabilité de part et d'autre, nous avons pu éviter le pire et commencer à reconstruire l'économie luxembourgeoise, telle que nous la connaissons aujourd'hui. Depuis, le dialogue entre le gouvernement et les partenaires sociaux, malgré des moments difficiles, n'a jamais été interrompu et constitue l'une des raisons de la réussite économique de ce pays.

Raphaël Sanz: Pour autant, le Luxembourg n'est pas épargné par la crise financière et économique mondiale. Comment votre gouvernement y fait-il face?

Jean-Claude Juncker: Comme nos partenaires européens, nous avons mis sur les rails un paquet conjoncturel consistant avant tout à maintenir les investissements publics à un niveau très élevé, voire avancer des projets d'infrastructures de plusieurs années afin de préparer l'après-crise. Ces investissements, en combinaison avec la volonté du gouvernement de ne pas augmenter la ponction fiscale des entreprises et des ménages et l'extension du chômage partiel pour amortir la perte d'emplois, a bien sûr un prix. Bien que nos finances publiques soient parmi les plus saines de l'Union européenne, nous connaîtrons des déficits budgétaires en 2010 et 2011. Au-delà, nous nous sommes engagés avec nos partenaires de la zone Euro à mettre en œuvre notre stratégie de sortie des mesures conjoncturelles afin de revenir vers l'équilibre budgétaire le plus rapidement possible.

Raphaël Sanz: Quels sont aujourd'hui les grands axes de votre politique en faveur de la construction européenne?

Jean-Claude Juncker: Nous nous sommes toujours engagés en faveur de la construction européenne parce qu'au-delà de l'effet pacificateur qu'a eu l'intégration européenne, nous voyons aujourd'hui que ce modèle d'intégration économique et de coopération politique structurée est l'unique alternative valable pour faire entendre la voix de l'Europe dans le monde. Pris individuellement, aucun de nos États membres, même pas les plus grands, n'aura la masse critique nécessaire pour représenter ses intérêts et ses valeurs à l'avenir face aux Etats-Unis, la Russie, la Chine ou encore l'lnde. Or, le monde a besoin de l'Europe. Il a besoin de l'exemple que d'anciens ennemis peuvent dépasser des clivages qu'ils ont connus pendant des siècles. Il a besoin de l'Europe parce que c'est le seul continent qui ait réussi à allier développement économique et développement social. Le Luxembourg s'est toujours mis au service de cette idée qui veut que l'Europe soit une entité forte qui puisse montrer le chemin à d'autres parties du monde. Mais pour cela, il faut absolument obtenir la cohérence interne qui nous a trop souvent fait défaut. L'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne est un pas important. Si tous continuent à aller dans cette direction, la cohésion de l'Union européenne en sortira renforcée. Nos efforts sont ceux d'un aiguilleur qui essaie de contribuer à ce que le train ne puisse plus dérailler.

Raphaël Sanz: En termes de coopération au développement, le Luxembourg se place dans le quinte de tête des pays les plus généreux au mpnde. Quelle est votre motivation pour cette politique et quels sont les pays que vous ciblez particulièrement?

Jean-Claude Juncker: Tout simplement, nous estimons que le Luxembourg, qui est un des pays les plus riches au monde, a un devoir moral de subvenir aux besoins des plus pauvres. Nous atteindrons 1% du PIB en matière d'aide publique au développement d'ici à 2014. Notre effort est exclusivement réservé à la lutte contre la pauvreté, que ce soit au niveau de l'accès à l'eau potable, l'accès aux soins médicaux ou encore la microfinance, secteur dans lequel le Luxembourg a développé un savoir-faire incontestable. S'y ajoute bien entendu qu'au-delà de nos efforts en matière de coopération bilatérale nous participons à pratiquement tous les projets de coopération multilatérale au niveau de l'Union européenne ou de l'ONU. Les pays dans lesquels nous concentrons nos efforts de coopération bilatérale sont des pays où nous avons identifié des besoins réels auxquels notre aide est à même de subvenir. En Asie, nous travaillons avec le Laos et le Vietnam; en Afrique, avec le Burkina Faso, le Cap-Vert, le Mali, la Namibie, le Niger et le Sénégal et en Amérique latine, avec le Nicaragua et le Salvador.

Au-delà de ces efforts en matière d'aide publique au développement, nous avons commencé à développer une approche structurée en faveur d'actions philanthropiques, notamment avec la création de la Fondation de Luxembourg en 2009. Chaque semaine, de nouveaux philanthropes potentiels entrent en contact avec la Fondation pour solliciter son conseil et son support dans la réalisation de projets de nature philanthropique. La tendance va dans la direction de projets innovateurs dans le domaine de l'aide au développement, de projets combinant engagement social et développement culturel ou éducatif, mais on constate aussi un retour sur des projets de proximité dans le domaine social.

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