"La sécurité est une question d'humanitaire". Jean Asselborn prend position sur les questions d'actualité internationale

Jean Rhein: Défendons-nous des intérêts luxembourgeois dans l'Hindu Kuch?

Jean Asselborn: Pour moi, cela est évident. Je voudrais évoquer plusieurs arguments.

Nous devons savoir que si nous parlons de sécurité, cela comporte une notion d'humanitaire également.

Je vous signale à titre d'exemple le Cambodge, que je viens de visiter récemment. Durant quatre années, quelque 1,7 million de personnes ont été assassinées, à l'époque des Khmers rouges, et le monde l'a ignoré. J'ai rendu visite à une école, qui porte le nom de "S 21", où des gens ont été torturés d'une façon atroce. La valeur de la vie humaine a été complètement bafouée. Je pense que la sécurité est bien une question humanitaire, et la communauté internationale a l'obligation de garantir la paix en Afghanistan, où les conflits durent depuis plusieurs décennies, sous l'emprise successive de plusieurs agresseurs. Ce pays ne mérite pas d'être laissé à la merci des extrémistes, que d'ailleurs on ne peut pas qualifier globalement de talibans. Voilà la raison première de la présence de la communauté internationale.

Le second élément est le mandat du Conseil de sécurité des Nations unies, donné en 2001, avec l'accord de la Chine et de la Russie. Il s'agit de contribuer à la création des structures d'un État de droit. Cette mission comprend des aspects militaires garantissant la sécurité. L'aspect primordial est la reconstruction civile et la mise en place de capacités pour donner au pays la chance d'un développement social. 85% de la population est illettrée, l'espérence de vie dépasse à peine les 40 ans et l'évolution de ce pays dépend de l'installation d'infrastructures sociales. Le pays est riche en ressources et les investissements futurs dépendent de l'efficacité de la lutte contre la corruption.

Le troisième volet est celui de la mondialisation, qui bat son plein depuis la chute du Mur de Berlin. Je ne pense pas que notre sécurité serait bien servie - alors qu'on ne demandait pas notre appui - si nous nous retirions de cette partie du monde et laissions s'entretuer les parties opposées. Ce serait la solution la plus facile et je ne comprends pas pourquoi à gauche de l'échiquier politique on a toujours autant de difficultés à concevoir notre intervention.

Jean Rhein: Vous n'admettez donc pas que l'on puisse être pacifiste radical?

Jean Asselborn: Si. Mais le pacifiste radical doit se rendre compte des conséquences du fait qu'il abandonne les gens de cette zone de conflit à eux-mêmes. Pense-t-il que tous les problèmes seront résolus après les génocides?

Jean Rhein: Pouvez-vous préciser quels sont les reproches de la Gauche? S'agit-il du débat tel qu'il est conduit en Allemagne fédérale, par exemple, où la Gauche est représentée numériquement de façon assez importante au Parlement?

Jean Asselborn: La Gauche y revendique en effet la sortie immédiate d'Afghanistan. Mais le débat se prolonge au sein du SPD également. Certes, il y a une perception totalitaire qui n'est vraisemblablement pas appropriée, telle qu'elle ressortait de la citation de l'ancien président du groupe parlementaire social-démocrate Peter Struck, selon lequel: "Notre sécurité commence dans l'Hindu Kuch". Je répète que dans le contexte actuel, je vois plutôt que la notion d'humanitaire est indissociablement liée à la défense de notre sécurité.

Jean Rhein: Doit-on définir une stratégie de sortie? Ne constituerait-elle pas un signal aux extrémistes selon lequel ils peuvent déjà tout faire?

Jean Asselborn: En effet, il existe une stratégie de sortie. Elle a été énoncée et redéfinie par Hamid Karzaï lors de la conférence de Londres. Il a décrit un Kaboul sans uniformes étrangers, avec une police composée d'agents afghans qui détruisent les cultures d'opium et garantissent la sécurité publique: voilà l'aboutissement, lorsque le pays sera en mesure de garantir sa propre sécurité avec ses propres moyens.

Jean Rhein: Vous avez lancé l'idée que les talibans devraient participer à l'exercice du pouvoir. Pourquoi? Comment le voyez-vous après la conférence de Londres?

Jean Asselborn: Taliban veut dire "étudiant" ou "chercheur" et cette signification porte sur le domaine religieux. Les Nations unies ont développé un concept qui a fait ses preuves: les combattants qui remettraient les armes seraient indemnisés et recevraient une perspective réelle pour reconstruire leur vie. Il s'agit d'éviter que les pauvres ne deviennent les victimes de ceux qui prêchent la violence ou le bonheur métaphysique dans toute son étendue. Je préférerais que ce programme soit géré en Afghanistan également par les Nations unies. Le concept que j'avais énoncé et qui avait été largement cité et commenté par la presse internationale visait la participation des talibans au pouvoir, après leur participation à des élections et à un gouvernement constitué démocratiquement. Je conçois qu'un jour il n'y aura plus de discrimination, en particulier à rencontre des femmes, et qu'il y aura un échange d'opinions, une presse libre, pas nécessairement selon les normes occidentales. Voilà les circonstances, que je considérerais comme une victoire de la démocratie.

Par contre, nous avons perdu si nous nous désengageons de cette région en laissant le pouvoir aux extrémistes. Dans ce cas, la situation d'avant 2001 se répéterait. À Londres, j'ai eu l'occasion d'interroger le ministre de la Défense d'Afghanistan à propos des attentats qui ont eu lieu il y a une quinzaine de jours. Il m'a informé que les intervenants étaient des jeunes gens entre 20 et 30 ans, complètement soumis aux structures terroristes...

Jean Rhein: Étaient-fls des fanatiques religieux, politiques, voire antiaméricains?

Jean Asselborn: Je n'empêcherai personne de promouvoir des idées religieuses. Il s'agit, dans ce cas, d'un extrémisme qui constitue un mélange de fanatisme et de terrorisme dans lequel la vie - même la sienne - n'a plus aucune valeur.

Cet extrémisme dénie aux femmes leur dignité. Je trouve révoltante la pratique des lapidations.

Jean Rhein: L'Afghanistan n'est-il pas déterminé par l'omniprésence des structures de la corruption?

Jean Asselborn: La corruption est toujours le fruit du sous-développement. Elle existe partout, même en Europe. Justement, la communauté internationale est présente depuis huit ans; nous nous donnons encore six années pour renforcer un État de droit. Mais il ne revient pas aux Nations unies, à l'Union européenne, à l'OTAN de prescrire aux Afghans comment ils doivent gérer leurs propres affaires: il s'agit de créer une perspective économique et sociale pour le pays. La formation de formateurs est un élément essentiel. Le Luxembourg a participé à un programme de formation de magistrats irakiens. La police afghane ne peut par se dérouler hors du territoire; l'Union européenne tarde trop à voir les effets positifs de ce genre de programmes.

Jean Rhein: Le Luxembourg n'est-il pas trop petit pour s'engager dans ce genre de conflits?

Jean Asselborn: Le Luxembourg n'est pas trop petit pour défendre un secret bancaire; il n'est pas trop petit pour gérer un pays qui dispose d'un PIB surdimensionné par rapport à l'étendue de son territoire, un pays qui a profité massivement de délocalisations depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui bénéficie d'une infrastructure sociale inégalée: tout cela implique que nous rendions une petite obole à la communauté mondiale en matière de sécurité et de solidarité internationales.

Jean Rhein: Un ministre des Affaires étrangères luxembourgeois ne doit-il pas craindre tous les jours que les informations bancaires provenant du Grand-Duché et fiscalement exploitables apparaissent à l'étranger?

Jean Asselborn: Aussi longtemps que nous maintenons le secret bancaire, cela peut arriver.

En Allemagne, je comprends que le débat politique ne peut se dérouler autrement. La position de la Suisse est tout aussi légitime: on y estime que l'État est soumis à la pression exercée par un chantage, à la suite d'un vol. Le débat n'est pas aisé. J'aimerais que nous soyons en mesure de prouver au monde qu'au début de ce XXIe siècle, nous pouvons nous accommoder avec un secret bancaire qui ne soit pas nocif.

Jean Rhein: À l'avenir, l'échange automatique d'informations bancaires sera à l'ordre du jour. Qu'en pensez-vous?

Jean Asselborn: C'est une question de négociations.

Je le dis en tant que socialiste: le Luxembourg n'est pas un paradis fiscal. Il y a des pays qui disposent d'avantages fiscaux plus importants, sans appliquer un secret bancaire.

Le 13 mars de l'année passée, d'ailleurs un vendredi, n'était pas une journée noire, lorsque le gouvernement a annoncé qu'il se ralliait à l'échange d'informations sur demande, comme le prévoit la convention modèle de l'OCDE.

Jean Rhein: La catastrophe en Haïti n'a-t-elle pas montré l'inadéquation de l'aide de la communauté internationale devant l'ampleur des besoins?

Jean Asselborn: Disons le clairement: avant la catastrophe, Haïti était déjà l'un des pays les plus pauvres de la planète. Il est malheureusement une vérité historique que certains pays, comme la France, ont contribué à faire disparaître tous les arbres dans la région. Dans d'autres régions plus riches, notamment au Japon, un pareil tremblement de terre n'aurait pas eu des suites aussi terribles. L'Europe devrait être à même de fournir une meilleure aide d'urgence lors de ce genre de catastrophes naturelles et sur la base d'une coordination plus efficace. L'aide humanitaire sur place a nécessité également le déploiement d'un dispositif de sécurité et l'armée américaine a joué un rôle positif en tant que coordinateur.

Jean Rhein: Qu'en est-il de l'acquisition de l'Airbus 400 M (militaire)? Ne devrions-nous pas nous désengager de ce contrat, à l'heure actuelle?

Jean Asselborn: Nous faisons partie des pays acquéreurs qui entendent limiter le surcoût, mais je vous assure que les gouvernements qui ont acquis davantage d'engins que le Luxembourg plaident avec les meilleurs arguments également en notre faveur. L'engagement a été pris d'un commun accord, à l'époque de la coalition CSV-DP (1999-2004). Le Parti socialiste fut solidaire de cette décision; il le reste.

Je vous assure qu'aujourd'hui nous pensons à équiper cet avion militaire d'une infrastructure médicalisée pour aider efficacement sur les lieux des catastrophes naturelles.

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