Jean-Claude Juncker invité de l'émission "Internationales"

Xavier Lambrechts: Bienvenue à tous. Nouveau numéro d'Internationales. Ce dimanche soir nous avons le plaisir d'accueillir Jean-Claude Juncker. Bonsoir.

Jean-Claude Juncker: Bonsoir.

Xavier Lambrechts: Vous êtes, Jean-Claude Juncker, le Premier ministre du Grand-Duché de Luxembourg. Vous êtes aussi ministre du Trésor et depuis janvier 2005 président de l'Eurogroupe, le groupe qui réunit les 16 ministres des Finances de la zone euro.

Alors l'euro et au-delà toute l'Union européenne dans la tourmente, dans une crise sans doute sans précédent et qui semble loin d'être terminée, on va en parler avec vous. Nous allons aussi évoquer avec vous cette crise financière, la crise de la dette, une crise amplifiée par la spéculation. L'euro est-il menacé? Sinon, quels seront les conditions de la survie de la monnaie unique? L'Union européenne a-t-elle besoin et de toute urgence d'un véritable gouvernement économique? Vous nous direz ce que vous en pensez, peut-être en tout cas dans un premier temps les 16 pays de la zone euro.

Beaucoup de sujets, parfois difficiles ou un peu techniques, mais qui bien sûr concernent tous notre avenir.

Alors pour vous interroger, avec moi, Bruno Daroux de Radio France international.

Bruno Daroux: Bonjour.

Xavier Lambrechts: Et Clément Lacombe du Monde.

Clément Lacombe: Bonsoir.

Xavier Lambrechts: Mais avant de vous donner la parole, Jean-Claude Juncker, d'abord votre parcours d'européen et de Luxembourgeois.

TV5 - reportage:

Il est le doyen des dirigeants au Conseil européen. Avec une carrière marquée par le consensus, la politique et l'économie du vieux continent ne devraient plus avoir de secret pour Jean-Claude Juncker. Pourtant, depuis la crise, une question se pose au Premier ministre luxembourgeois, qui contrôle vraiment l'Europe?

Fils d'ouvrier, Jean-Claude Juncker est depuis 15 ans à la tête du gouvernement du Luxembourg, ce Grand-Duché aux 500.000 âmes, au PIB par habitant le plus élevé au monde, est connu pour son secret bancaire opaque, mais ne parlez surtout pas de paradis fiscal.

Jean-Claude Juncker (enregistrement): Etablir une équation entre secret bancaire et paradis fiscal est une équation qui à nos yeux ne tient pas la route. Nous sommes d'accord pour discuter des vertus du secret bancaire, mais je ne suis pas prêt à me mettre volontairement sur un banc d'accusé.

TV5: Entretemps le Premier ministre n'a cessé de cumuler dans son pays les portefeuilles : communication, travail, finances. Les finances, un secteur qui fait de Juncker un homme certes discret chez les 27, mais omniprésent. En 2004, il refuse la présidence de la Commission européenne, étonnant pour un pro-européen convaincu. Mais un an plus tard il prend la direction de l'Eurogroupe, le forum qui réunit les 16 ministres des Finances de la zone euro.

Puis vient le temps des crises, d'abord celle des sub-primes aux Etats-Unis en 2008, une déferlante qui atteind rapidement l'Europe. Et quand certains, comme le chef d'Etat français lui reprochent à l'époque de peu en faire, le Luxembourgeois sort de sa réserve habituelle.

Jean-Claude Juncker (enregistrement): Il y a parfois comme ça dans le paysage européen des hommes politiques qui font sans en parler. Ce n'est pas le genre de tout le monde.

TV5: Depuis, le consensus a repris et pour cause, la crise n'a bas battu en retrait: effondrement grec, bourses européennes qui dépriment, chute de la monnaie commune, Jean-Claude Juncker n'hésite pas à être critique à l'égard des banques. Mais difficile pour le représentant de la zone euro de se faire entendre avec autant de voisins à Bruxelles. Coincé entre la Commission européenne et la nouvelle présidence du Conseil européen, un poste qu'il a longtemps convoité. A ce problème de collocation s'ajoutent les divergences de décisions entre Etats. Entré en vigueur il y a 6 mois, le traité de Lisbonne n'a finalement pas débloqué cette situation, comme l'espéraient ses signataires. La création d'un gouvernement économique européen pourrait-elle changer la donne ? Le président de l'Eurogroupe n'en veut pas. Mais alors avant même de trouver une solution à la crise, comment faire pour sortir de la cacophonie?

Xavier Lambrechts: Alors, Monsieur le Premier ministre, avant de parler de la crise en Europe, si vous voulez bien, les hasards du calendrier ont fait que cette semaine en France, le site d'informations Mediapart a révélé l'existence d'un rapport de la police luxembourgeoise, la police du pays dont vous êtes le Premier ministre, un rapport qui soutient le thèse de rétro-commissions vers la France lors de la vente de 3 sous-marins français au Pakistan en 1994. Alors, ces rétro-commissions auraient été versées via une société luxembourgeoise, la société Heine, société créée avec l'aval – et c'est ça qui est étonnant – du ministre français, et qui est précisé dans le rapport de la police luxembourgeoise, le ministre français du Budget de l'époque, qui n'est autre que Nicolas Sarkozy. Alors le rapport évoque aussi, sans apporter de preuves, un financement occulte par ces rétro-commissions de la campagne présidentielle d'Edouard Balladur en 1995.

Alors, première question, est-ce que vous avez été informé de ce rapport? Et qu'est-ce que vous savez en fait de cette affaire?

Jean-Claude Juncker: J'ai été informé de ce rapport comme vous, par la presse. Je me suis informé. J'ai constaté que les autorités judiciaires luxembourgeoises ont été saisies d'une commission rogatoire internationale, des autorités françaises. La police judiciaire luxembourgeoise a fait son travail. Les documents qui ont été saisis lors des différentes perquisitions ont été transférés à Paris et c'est aux autorités françaises d'évaluer le contenu.

Xavier Lambrechts: Monsieur le Premier ministre, à votre connaissance, tous les documents en possession de la police luxembourgeoise ont été versés au dossier de la justice française?

Jean-Claude Juncker: Je ne sais pas si tous les documents ont été versés, puisque je n'ai pas connaissance de la matérialité du dossier. Mais enfin les autorités françaises, si jamais il devait y avoir un supplément d'informations, vont sans doute se ré-adresser, si tel devrait être le cas, aux autorités luxembourgeoises. Ceci dit, il ne faut pas préjuger de cette affaire. Moi, j'ai avec Nicolas Sarkozy d'excellentes relations et j'ai entière confiance dans sa probité, son honnêteté.

Xavier Lambrechts: Vous n'avez pas peur – on a vu dans le sujet que vous eu parfois des relations un peu tendues ces dernières années, aujourd'hui vous dites que c'est apaisé – vous n'avez pas peur que cette affaire remette justement en cause les relations franco-luxembourgeoises?

Jean-Claude Juncker: Moi je ne suis pas juge d'instruction ni à Paris, ni à Luxembourg. Je ne fais pas partie de la police judiciaire française ou de la police judiciaire luxembourgeoise, donc je ne suis pas concerné par cette affaire.

Xavier Lambrechts: D'un point de vue politique?

Jean-Claude Juncker: Enfin, je pars de l'idée que le président de la République sait faire la part des choses, donc, il ne me voit pas enquêter sur ce dossier.

Xavier Lambrechts: Bruno Daroux?

Bruno Daroux: Donc, en fait c'est ça votre position, c'est que tout ça est une affaire entre la police et la justice, mais vous n'avez aucun commentaire à faire sur le fond de l'affaire?

Jean-Claude Juncker: Non, je n'ai pas de commentaire à faire, parce que je ne connais pas le fond de l'affaire. J'ai noté dans les articles de presse qui ont été consacrés à ce rapport de police, que la police judiciaire luxembourgeoise elle-même dit qu'il n'y a pas de preuve matérielle pour sous-tendre un certain nombre d'hypothèses. Restons-en là!

Xavier Lambrechts: Clément Lacombe peut-être?

Clément Lacombe: Parallèlement, cette affaire remet en lumière l'importance de la place financière luxembourgeoise. On l'a vu dans le sujet, vous avez été souvent critiqué pour l'opacité du système financier luxembourgeois. Depuis, le Luxembourg avait été placé sur la liste grise des paradis fiscaux, le Luxembourg a été retiré. Qu'est-ce que vous répondez à ceux qui estiment que le système financier luxembourgeois est encore trop opaque?

Jean-Claude Juncker: Je dis que ce n'est pas vrai.

Clément Lacombe: Pourquoi?

Jean-Claude Juncker: Parce que nous nous soumettons volontiers aux normes internationales qui ont été fixées, les lignes directrices édictées par l'OCDE, toutes les règles qui doivent être observées suite aux injonctions qui peuvent être faites par le GAFI. Donc je ne vois pas de différence entre le comportement luxembourgeois qui est conforme aux règles européennes et internationales et d'autres centres financiers. Nous ne sommes pas plus opaques que Londres.

Bruno Daroux: Mais ça vous énerve toujours un peu, Monsieur le Premier ministre, quand on parle de votre pays en ces termes?

Jean-Claude Juncker: Oui, ça m'énerve parce que…, ça m'énerve dans ce sens que, oui, le Luxembourg est un important centre financier, mais le Grand-Duché de Luxembourg est autre chose qu'un centre financier. On fait toujours comme si le Luxembourg, c'était 2 trottoirs et 150 banques. Mon père a travaillé dans la sidérurgie, pas dans une banque.

Xavier Lambrechts: Alors Monsieur le Premier ministre, passons à la crise financière, la crise de la dette, la crise de confiance aussi que traverse l'Union européenne et bien sûr la zone euro. Avant d'entrer dans le détail, j'ai envie de vous demander d'abord, quelle est votre analyse de la crise actuelle? Pourquoi cette crise mondiale aujourd'hui et pourquoi l'Europe est-elle en première ligne?

Jean-Claude Juncker: La crise est partie des Etats-Unis. On nous avait longtemps expliqué qu'elle ne gagnerait pas l'économie réelle européenne, mais elle a fini par gagner l'économie réelle européenne. C'est une crise qui est due à une maîtrise insuffisante des conséquences de la globalisation. Nous nous adonnions au plaisir de donner raison à ceux qui pendant 20 années ne cessaient de nous expliquer que la dérégulation et que la déréglementation n'avaient que des vertus. On s'adonnait avec plaisir, on se mettait entre les mains de ceux qui nous expliquaient que la flexibilité et que la privatisation sans bornes et sans gêne, effrénée en fait, était le salut du monde. Et tout cela a fait que les règles ont disparu, qu'une norme privée s'est installée, qui a été fixée par les acteurs du monde financier et que la suprématie et la supériorité de la règle juridique fixée par ceux qui sont démocratiquement élus a perdu en intensité. Je le regrette profondément.

Xavier Lambrechts: C'est une crise des excès du libéralisme et d'un déficit de politique?

Jean-Claude Juncker: C'est les deux et l'un s'explique par l'autre. Les hommes politiques, les gouvernements partout ont voulu écouter les sirènes des déréglementateurs et des flexibilisateurs. Et nous avons omis, c'est un reproche collectif que je nous fais, nous avons omis d'insister sur les vertus de la règle fixée par les parlements et par la communauté internationale. C'était tellement plus facile d'observer et de ne pas agir. Maintenant nous devons agir et ceux qui faisaient de nous des observateurs deviendront des observateurs plus que des acteurs.

Xavier Lambrechts: Bruno Daroux?

Bruno Daroux: Alors revenons, Monsieur le Premier ministre, à la crise que touche l'Europe actuellement, qui a commencé par la Grèce. Certains disent que finalement les spéculateurs se sont mis à spéculer sur un Etat, qui est la Grèce en occurrence, ce qui est un peu nouveau. Mais d'autres disent, en fait les spéculateurs font leur métier, ils estiment que la situation est très grave, donc ils baissent la notation de la Grèce, ils augmentent les taux d'intérêts des emprunts et donc finalement ils ne font que faire leur métier. Et ce qui est grave, c'est que les responsables politiques européens pendant des années ont laissé filer les déficits et dans le cas des dirigeants grecs ont même menti. Quelle est votre analyse entre ces deux approches?

Jean-Claude Juncker: Vous avez un peu raison sur presque tout.

Xavier Lambrechts: Ou tout à fait raison sur rien?

Bruno Daroux: Merci Xavier.

Jean-Claude Juncker: C'est une interprétation inamicale à son égard. Bon, je veux dire quelque chose de simple. La crise grecque, tout comme les problèmes d'autres pays de la zone euro, bien sûr ne sont pas dus à la seule spéculation, mais sont dus au fait qu'il y a eu une maîtrise strictement insuffisante des comptes publics. La Grèce, pour prendre l'exemple de ce pays, a des problèmes budgétaires, parce que la Grèce, depuis son adhésion à la zone euro a perdu 25% en termes de compétitivité. Les spéculateurs se jettent à tort sur la Grèce, mais la Grèce a fauté en offrant son cas aux spéculateurs. Donc, il y a [est interrompu]

Bruno Daroux: Mais pourquoi les spéculateurs se jettent à tort sur la Grèce?

Jean-Claude Juncker: Mais, j'allais y venir. Nous avons assisté au processus suivant: voilà la crise des sub-primes qui éclate aux Etats-Unis, voilà l'économie financière et puis l'économie financière et l'économie réelle européennes qui sont atteintes. Tout le monde nous dit, faites vos programmes de relance. On fait des programmes de relance. Il fallait faire ces programmes de relance, parce qu'il fallait remplacer par la demande publique la demande privée qui allait en s'affaiblissant. Puis on nous dit, ah vous faites des déficits, et puis on nous dit, ah vous augmentez la dette publique? Il faut réduire la dette publique, il faut réduire les déficits. Je suis tout à fait d'accord. Et puis on dit, ah vous allez casser maintenant la reprise. C'est tout de même fou, le rythme des contradictions et des étapes contradictoires que nous alignons depuis 18 mois, 24 mois. Alors les spéculateurs trouvent un pays qui est plus affaibli que d'autres et donc spéculent contre ce pays. Mais le problème grec n'est pas une conséquence de la spéculation. La spéculation contre la Grèce est une conséquence de la non-maîtrise des comptes publics par les autorités grecques sur de très longues années.

Xavier Lambrechts: Clément Lacombe?

Clément Lacombe: Vous parlez de la non-maîtrise des comptes publics, mais ces dernières années, il existait des instruments justement pour faire en sorte que ces comptes publics soient maîtrisés, le pacte de stabilité. Le pacte de stabilité a été reformé, a été assoupli en 2005. Pourquoi est-ce que vous, Eurogroupe, vous n'avez pas une responsabilité dans ce dérapage des comptes publics?

Jean-Claude Juncker: Je ne nie pas que nous aurions et que nous pourrions avoir une responsabilité. Je crois que nous n'avons pas suffisamment appris la gestion collective et solidaire de la monnaie unique. Trop de pays parmi les 16 ont un comportement qui est un comportement, comment dire, d'économie nationale. Or, l'économie nationale n'existe plus, nous sommes dans une économie parachevée par la monnaie unique et donc dans nos comportements respectifs nous devons prendre en compte les actions et les comportements des autres. Nous le faisons insuffisamment. Nous n'avons pas suffisamment discuté par exemple des problèmes de compétitivité. Si, nous l'avons fait dans l'intimité de l'Eurogroupe, en interrogeant le ministre grec comme d'autres sur les dérapages que nous constations en Grèce. Nous n'avons jamais [est interrompu]

Bruno Daroux: Selon vous, le ministre grec vous a tout dit ce qu'il savait?

Jean-Claude Juncker: Je suis rétrospectivement surpris que quelques éléments de savoir manifestement ont dû lui échapper.

Xavier Lambrechts: Mais même, il vous aurait dit la vérité, en admettant qu'il vous aurait dit la vérité, est-ce que l'Eurogroupe avait les moyens de le contraindre à changer sa politique?

Jean-Claude Juncker: Mais, nous avons ces moyens, mais nous n'avons pas les ambitions de nos instruments. Nous avons les instruments et nous ne les employons que parcimonieusement parce que l'Eurogroupe, jusqu'à l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, était un groupe strictement informel. Et président de l'Eurogroupe, je n'osais presque pas dire vers l'extérieur ce que nous nous disions à l'intérieur. Tout cela a changé avec l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne.

Xavier Lambrechts: Si je lis entre les lignes de ce que vous dites, vous êtes aujourd'hui favorable à ce qu'on appelle le gouvernement économique, en tout cas de la zone euro?

Jean-Claude Juncker: J'étais toujours favorable au gouvernement économique. J'ai relevé là dans votre portrait [est interrompu]

Xavier Lambrechts: Oui, j'ai vu que vous aviez réagi.

Jean-Claude Juncker: … que je n'avais rien à cirer, comme disait un autre Premier ministre, du gouvernement économique. Ce n'est pas vrai. Vous pouvez relire qu'en 1991, lorsque j'ai présidé la conférence intergouvernementale qui nous conduisit vers l'Union économique et monétaire, nous étions 3 à revendiquer le gouvernement économique, c'était Pierre Bérégovoy, Philippe Maystadt, l'actuel président de la Banque européenne d'investissement et moi. Je constate aujourd'hui que le cercle des convaincus s'élargit.

Xavier Lambrechts: Il faut être très clair, un gouvernement de la zone économique, ça veut dire qu'on délègue une partie des pouvoirs nationaux à une institution supranationale européenne. Donc est-ce que vous pensez qu'aujourd'hui les Etats sont prêts à faire cet abandon de souveraineté?

Jean-Claude Juncker: Il faut bien savoir à quoi on fait référence lorsqu'on parle du gouvernement économique, cette notion est employée dans plusieurs pays et d’une façon [est interrompu]

Xavier Lambrechts: …notion à préciser…

Jean-Claude Juncker: …inconciliable. Le gouvernement économique, pour moi, c'est de tout faire pour éviter qu'il y ait, comme on dit en franglais, des effets de spill over d'un pays vers l'autre. Je prends l'exemple budgétaire: si un gouvernement [est interrompu]

Clément Lacombe: [inaudible]

Jean-Claude Juncker: …enfin, les effets que produisent l'action politique d’un Etat dans un autre Etat, ce qu'on appelle en franglais spill over effect. Prenons l'exemple budgétaire. Il n'est pas concevable, et je le dis depuis des années, que la France, je prends la France en exemple, ou l'Allemagne, ou l'Espagne, introduisent un projet de budget devant son Parlement sans en discuter des éléments de contenu avec les autres gouvernements au sein de la zone euro. Nous devons savoir, surtout les petits pays qui entourent les grands, quels sont les axes budgétaires sur lesquels un gouvernement est en train de se mettre d'accord, pour savoir anticipativement quelles décisions, nous, dans nos pays, nous devons prendre.

Xavier Lambrechts: Monsieur le Premier ministre, ces discussions budgétaires, elles se font entre gouvernements ou elles se font au niveau, par exemple, de la Commission européenne? Quel est le bon niveau de prises de décisions?

Jean-Claude Juncker: Mais la Commission européenne fournira des éléments d'analyse et les gouvernements discuteront entre eux [est interrompu]

Xavier Lambrechts: Ça reste intergouvernemental?

Jean-Claude Juncker: Enfin, intergouvernemental…, mais dans un groupe qui a une existence de par le traité. L'Eurogroupe est reconnu par le traité de Lisbonne et il faut bien veiller à ce que les Parlements ne perdent pas leur premier pouvoir, qui est le pouvoir budgétaire. Mais nous devons discuter entre nous pour mieux savoir ce que font les autres.

Bruno Daroux: Comment ça se passerait en fait, puisque vous avez déjà un fonctionnement un peu commun, notamment au sein de l'Eurogroupe. Donc ce serait quoi? Un meilleur échange d'informations? Des budgets bâtis sur des hypothèses communes? Qu'est-ce que ce serait, l'amélioration vers cette gouvernance économique?

Jean-Claude Juncker: D'abord il faut des hypothèses communes. Il n'est pas concevable que sur les perspectives de croissance, nous partions sur des hypothèses tout à fait contradictoires. Il faudrait et il faudra et il sera fait ainsi qu'un ministre qui est en train de préparer son projet de budget nous informe, les autres, sur les grands axes et que nous puissions lui dire, écoute ce n'est pas une bonne décision, il faut revoir cette décision, parce que nous ne pouvons pas suivre au même rythme. C'est de la cuisine interne, mais ça se fait en interne.

Xavier Lambrechts: Clément Lacombe, là-dessus?

Clément Lacombe: Quand Jean-Claude Trichet parle de la nécessité de mettre en place une fédération budgétaire, qui est un mot, des fois, quelque peu, on va dire critiqué, est-ce que c'est une expression à laquelle vous adhérez?

Jean-Claude Juncker: C'est une expression qui peut aller loin en termes de contenu. Je ne la récuse pas. Je crois que là encore, les Etats membres de la zone euro doivent être solidaires. Nous devons savoir qu'un budget national concerne les autres nations. Je pense pour le reste que si l'Europe veut se doter d'instruments plus réactifs, nous devrons corriger vers le haut le niveau du budget européen qui est strictement, qui est ridiculement bas.

Bruno Daroux: Mais justement lorsque vous disiez tout à l'heure, il n'y a plus d'économie nationale. Mais est-ce que en fait le problème, le drame de l'euro, c'est que s’il y a encore des économies nationales, mais il y a une monnaie commune sans les instruments budgétaires économiques qui vont avec ?

Jean-Claude Juncker: Nous avons le problème structurel en Europe que nous avons une monnaie, mais que nous n'avons pas d'Etat et donc pas de gouvernement central. Le pacte de stabilité et ses règles, remplacent en fait le gouvernement central qui n'existe pas. Nous devons faire du pacte de stabilité un instrument du gouvernement.

Xavier Lambrechts: On va parler de l'euro tout de suite après la pause. Merci et à tout de suite. On se retrouve dans quelques minutes.

Bulletin d’informations

Xavier Lambrechts: Deuxième partie d'Internationales avec notre invité ce dimanche, Jean-Claude Juncker, le Premier ministre luxembourgeois et le président de l'Eurogroupe, donc de la zone qui regroupe les 16 pays de la zone euro.

Dans l'actualité on a parlé de la Grèce, mais il y a aussi depuis 48 heures la Hongrie qui est à son tour dans l'œil du cyclone. Je vais vous demander ce que vous en pensez, la Hongrie qui n'est pas, il faut le préciser, dans la zone euro. Le pays serait aussi au bord de la faillite. Déjà en 2008, le Fonds monétaire international et l'Union européenne avaient donné 20 milliards d'euro à la Hongrie pour éviter la banqueroute. Est-ce que aujourd'hui la situation de la Hongrie vous inquiète, Monsieur le Premier ministre?

Jean-Claude Juncker: La situation hongroise ne m'inquiète pas. Il y a eu des propos imprudents de certains responsables hongrois qui ont fait que les marchés financiers ont commencé à considérer que la Hongrie était le dos devant le mur.

Xavier Lambrechts: Le domino, le futur domino…

Jean-Claude Juncker: Moi, je ne suis pas inquiété par la situation hongroise. Mais l'incident hongrois prouve la nervosité et la volatilité des marchés. Nous ne sommes pas sortis de la crise.

Bruno Daroux: Mais justement, Monsieur le Premier ministre. Ce qui est inquiétant, quand-même, c'est que ces déclarations du nouveau Premier ministre hongrois qui a ensuite un peu rétropédalé, comme on dit, en disant que les fondamentaux de l'économie étaient sains, ce qui est un peu inquiétant c'est que ça a eu un effet sur la monnaie hongroise mais très vite sur l'euro. Donc ça a provoqué une chute de l'euro vendredi. Ça veut dire effectivement qu'il y a une nervosité terrible des marchés?

Jean-Claude Juncker: L'euro, aux yeux des marchés, apparaît très affaibli. Il ne l'est pas, à vrai dire, parce que nos données fondamentales sont meilleurs que celles du Japon et que celles des Etats-Unis. Mais comme nous n'avons pas d'Etat et comme nous n'avons pas de gouvernement central, les marchés considèrent que tous les mécanismes que nous devons mettre en place tardent d'être mis en place, que nous avons moins de réactivité qu'un Etat centralement organisé, ce qui fait qu'il faudra veiller, en étant prudent, à l'interprétation des propos qu'on peut avoir.

Bruno Daroux: Mais est-ce que ces marchés n'ont pas un peu raison finalement? Quand on voit que les dirigeants européens ont mis finalement presque 6 mois avant de finaliser et les derniers détails viennent juste d'être finalisés, le fameux plan de sauvetage, la cas échéant de 750 milliards d'euro?

Xavier Lambrechts: Et encore, vous allez en parler demain à Luxembourg.

Jean-Claude Juncker: Nous allons créer une société anonyme, demain, sur base de droit luxembourgeois – vous voyez l'opacité des règlementations en place – et le Luxembourg sera le premier actionnaire, parce qu'il faut bien un actionnaire pour commencer les travaux. Mais oui, tout cela prend du temps, mais finalement l'Europe, qui a perdu trop de temps, a agi très rapidement. Connaissant l'Europe comme peu d'autres, je dois dire que nous étions assez rapides, mais trop lents.

Xavier Lambrechts: Pour parler de la rapidité ou de la lenteur de l'Europe, d'abord une question sur l'euro, l'euro à 1,20 dollar, ça vous paraît un niveau correct?

Jean-Claude Juncker: Je ne commente jamais les taux de change.

Xavier Lambrechts: Vous commentez peut-être le recul, la rapidité du recul?

Jean-Claude Juncker: J'étais surpris par la rapidité de la chute, mais je ne suis pas, moi qui ne parle jamais de taux de change, inquiété par son niveau actuel.

Xavier Lambrechts: D'accord, mais comment est-ce que vous expliquez cette rapidité de la chute?

Jean-Claude Juncker: En disant que l'euro et la zone euro apparaissent comme étant affaiblis. Toute rumeur, toute phrase mal réfléchies donnent lieu à des mouvements irrationnels de spéculation et de réactions.

Xavier Lambrechts: Bruno Daroux?

Bruno Daroux: Dans ce contexte, comment jugez vous le rôle de ces fameuses agences de notation, qui sont apparues pour le grand public sur le devant de la scène depuis quelques semaines et qui apparaissent comme les juges ultimes de la bonne ou de la mauvaise santé des Etats. C'est les agences de notation qui ont mal noté la Grèce, puis l'Espagne, on a même parlé de la France, qui aurait échappé de peu à une rétrogradation.

Jean-Claude Juncker: Voilà, c'est ces propos là qui sont dangereux. Si moi je ne réagis pas immédiatement contre une phrase qui laisse entrevoir la possibilité qu'il y aurait, que la notation de la solvabilité française pourrait être révisée vers le bas, si je ne dis rien, demain les marchés financiers considéreront que, comme il n'a rien dit, il doit y avoir quelque chose de vrai dans les propos.

Clément Lacombe: Mais même le ministre des Finances français a dit que l'objectif de garder le triple A de la France était tendu.

Jean-Claude Juncker: Je crois savoir que c'était le ministre du budget et j'ai vu que le Premier ministre a eu les propos rectificatifs qui s'imposaient.

Bruno Daroux: Ma question c'était quand-même pour le rôle de ces agences de notation. Et puis d'après ce que vous venez de dire, ça veut dire qu’actuellement les responsables politiques européens, il faut qu'ils se taisent, sinon sur les marchés, c'est la catastrophe?

Jean-Claude Juncker: Il faut une certaine discipline verbale. Discipline verbale ne veut pas dire qu'on ne peut rien dire, mais discipline verbale veut dire qu'on ne peut pas tout dire. En fait et pour parler français, on ne peut pas dire n'importe quoi. Il faut être très prudent dans le choix des mots. Moi je suis très critique à l'égard des agences de notation qui n'ont rien vu venir du côté américain de l'Atlantique lorsque la crise des sub-primes s'est enflammée. Maintenant les agences de notation, qui ont un rôle à jouer, avec des méthodes qui ne sont pas tout à fait transparentes, se mettent à reconsidérer la solvabilité d'un certain nombre d'Etats membres. Moi je crois qu'il faudrait que nous ayons une agence de notation européenne. Nous sommes entre les mains en principe de trois agences de notation américaines. Une monnaie unique et une zone unique ont besoin d'une agence de notation, qu'elle soit publique ou privée. Et si elle est privée, elle doit fonctionner dans le cadre strict de règles européennes qui auraient été émises.

Xavier Lambrechts: J'allais vous poser la question, donc vous êtes favorable à une agence de notation européenne. Pourquoi est-ce si compliqué de la mettre en place? Est-ce que c'est parce que ça heurte des intérêts essentiellement britanniques par exemple ou américains, anglo-saxons?

Jean-Claude Juncker: La mise en place d'une agence de notation européenne prendra quelques années. Il ne faute pas se leurrer. On a besoin de ressources humaines, de toute une expertise que nous n'avons pas sous une forme organisée en Europe. Il faut maintenant se lancer vers une réforme des agences de notation telle qu'elles existent. Donc il faut qu'elles s'enregistrent auprès d'autorités européennes, il faudra faire en sorte qu'il n'y ait plus de conflits d'intérêt dans le travail effectué par les agences de notation. Elles émettent un avis sur un secteur, très souvent, en ayant les principaux animateurs de ce secteur comme clients. Ça ne peut pas fonctionner normalement.

Xavier Lambrechts: Alors je voudrais revenir quand-même au niveau de l'euro, je sais que vous ne répondez pas au niveau de l'euro, mais peut être au niveau du yuan, la monnaie chinoise, non mais c'est très important. Il vient d'y avoir une réunion du G20 en Corée. On a beaucoup parlé de la monnaie chinoise, le FMI demande, et ce n'est pas la première fois, aussi le ministre des Finances américain, Monsieur Geithner, que le yuan soit réévalué. Est-ce que vous estimez que cette monnaie chinoise fait une concurrence déloyale, je dirais, aux autres monnaies, facilite les exportations chinoises? Autrement dit, est-ce qu'il faut réévaluer le yuan chinois?

Jean-Claude Juncker: Je vois plusieurs fois par année le Premier ministre chinois, qui est en charge de la politique monétaire et le ministre des Finances chinois et en tant que membre du G7 et en tant que Eurogroupe, nous ne cessons d'expliquer à nos amis chinois que le yuan est largement sous-évalué, que l'euro, jusqu'à présent, portait sur ses épaules l'ajustement auquel nous obligeât le déséquilibre des éléments fondamentaux de l'économie mondiale. Nous avons ce problème des déséquilibres macroéconomiques et la Chine doit pouvoir adopter une politique monétaire plus flexible.

Xavier Lambrechts: Donc vous êtes favorable à la réévaluation du yuan?

Jean-Claude Juncker: Je dis que le yuan est sous-évalué.

Bruno Daroux: Alors sans vous pousser, parce que vous ne le ferez pas, commenter le niveau de change de l'euro, est-ce que quand-même cette chute rapide de l'euro est une bonne nouvelle pour les exportations européennes?

Jean-Claude Juncker: Sans aucun doute les industries orientées vers l'exportation seront bénéficiaires de ce rééquilibrage du taux de l'euro.

Bruno Daroux: Et êtes-vous inquiet quand vous voyez que certains pays, comme l'Iran par exemple, vendent leur réserve d'euros au profit du dollar?

Jean-Claude Juncker: A part l'Iran, je ne connais personne qui procéderait à cet acte pernicieux.

Xavier Lambrechts: Monsieur le Premier ministre, tout à l'heure vous avez mis le doigt sur un paradoxe, parce que vous avez dit, il faut réduire les dettes des Etats. Donc petit à petit, on voit que les gouvernements mettent en place des cures d'austérité, des plans d'austérité. Mais dans le même temps, on nous dit, il faut tout faire pour relancer et maintenir la croissance. Alors comment on fait pour faire ces deux choses contradictoires en même temps?

Jean-Claude Juncker: C'est très difficile et c'est un réel problème de convergence des politiques économiques au sein de la zone euro. Il y a des pays qui peuvent assez rapidement retirer les stimuli fiscaux, les appuis budgétaires [est interrompu]

Xavier Lambrechts: Les avantages fiscaux?

Jean-Claude Juncker: …les avantages fiscaux, mais enfin aussi les programmes d'investissement publics, tous les mécanismes qu'on a mis en place dans le cadre des plans de relance que nous avons faits en Europe. Il y a des pays qui peuvent retirer assez rapidement en 2010, en commençant en 2010, les instruments budgétaires d'appui qui ont été mis en place. Tous devront le faire au plus tard en 2011, à condition que d'ici là la reprise, qui est encore fragile, se soit confirmée. Mais il faudra [est interrompu]

Xavier Lambrechts: En fait tous ces plans de relance, si vous permettez, tous ces plans de relance on accentué la dette.

Jean-Claude Juncker: C'est la raison pour laquelle, appartement par appartement, nous devons diminuer leur volume financier, réduire leur volume financier. La dette publique n'est pas la bonne réponse à la crise et la lutte contre la dette publique ne consiste pas dans l'accumulation des déficits budgétaires année après année. Tous, tous les Etats membres savent que nous devons regagner la maîtrise de la dépense publique, sinon nous perdons encore plus en termes de potentiel de croissance. Mais nous devons discuter entre nous quel pays fera exactement quoi à quel moment et quelle sera la réaction de l'autre sur l'action de l'un.

Xavier Lambrechts: Mais donc on n'échappera pas, en tout cas pays par pays, à l'austérité?

Jean-Claude Juncker: Moi je n'aime pas le terme austérité.

Xavier Lambrechts: Rigueur?

Jean-Claude Juncker: Vous me tirez là sur un [est interrompu]

Bruno Daroux: …un débat sémantique en France absolument inconcevable.

Xavier Lambrechts : Même au Grand-Duché de Luxembourg vous devez passer par une certaine rigueur, même si votre situation n'est pas comparable.

Jean-Claude Juncker: Je suis pour la consolidation budgétaire. Et lorsqu'on consolide les budgets, ayant à l'esprit les conditions de vie de ceux qui vont venir après nous, qu'on appelle ça austérité ou rigueur, peu importe, moi je suis pour le sérieux, pour une consolidation sérieuse dans l'intérêt des générations. Mais sans casser la reprise, c'état là votre question.

Xavier Lambrechts: Si vous permettez, je vais préciser, sans casser la reprise: qui va être le moteur de la croissance? Ce ne seront pas les Etats, ils n'ont plus les moyens. Est-ce que ce sont les entreprises? Est-ce que ce sont les particuliers? Quelle est la recette du professeur Juncker?

Jean-Claude Juncker: Enfin, un, je ne suis pas professeur et deux, sans les Etats, nous serions entrés dans une crise profonde et une récession de laquelle nous ne serions pas encore sortis. Donc les Etats en fait ont sauvé le secteur [est interrompu]

Xavier Lambrechts: par urgence

Jean-Claude Juncker: …par urgence et rares sont ceux dans le secteur privé qui pensaient les Etats capables de ce faire. Nous devons retirer de notre budget les dépenses qui conduisent à la mauvaise dette. La mauvaise dette est celle qui résulte de l'emprunt qui est levé pour financer la consommation publique et le train de vie de l'Etat. La dette qui est faite et les emprunts qui sont levés, pour procéder à des investissements publics voire privés dans certains secteurs, qui conduisent à une augmentation du potentiel de croissance, ce n'est pas une mauvaise dette, c'est de la bonne dette. Mais la bonne dette n'a de chance que si nous éliminons, si nous éradiquons la mauvaise dette.

Bruno Daroux: Alors il y a bonne dette, mauvaise dette. Et en termes de niveau les dettes publiques sont préoccupantes, certains disent, je crois que c'était Laurent Fabius qui était ici la semaine dernière qui disait, bon quand on arrive à 90% de dette publique, par rapport au PIB, ça devient le signal d'alarme. Est-ce que vous vous avez un …

Jean-Claude Juncker: Oui enfin, moi je crois que le signal d'alarme doit se déclencher avant qu'on ait atteint un niveau de 80%. Lors de la négociation du traité de Maastricht nous nous étions mis d'accord su 60%, qui n'est pas un but à atteindre, mais un plafond à ne pas dépasser. Nous ne sommes pas tout à fait dans la logique du traité. Non, moi je crois que si on commence à avoir des niveaux de dettes publiques gravitant autour des 50% il faut tout faire pour regagner une situation où l’on puisse réaliser sur plusieurs années des surplus budgétaires primaires et où il faudra absolument éviter d'ajouter de nouveaux déficits aux montagnes de dettes qui sont déjà là.

Xavier Lambrechts: Clément Lacombe?

Clément Lacombe: Donc divers pays ont mis en place des plans d'austérité, certains se sont un peu faits tirer oreille, par exemple l'Espagne, est-ce que vous pensez que le plan d'austérité espagnol va suffisamment loin?

Jean-Claude Juncker: Oui, l'Espagne a promptement réagi aux injonctions que d'autres et nous même lui avions faites. L'Espagne a déjà introduit un paquet de mesures qui porte sur 50 milliards en début d'année et vient d'ajouter un autre paquet de mesures d'économies à celles que l'Espagne avait déjà décidées. Moi je crois que les gouvernements espagnol et portugais ont réagi avec célérité et dans un esprit de bon calibrage au cours des dernières semaines.

Xavier Lambrechts: Oui, Bruno Daroux?

Bruno Daroux: Je voudrais développer un peu la question de Xavier, parce qu'en fait le problème, le vrai problème de l'Europe, ce sont des déficits très forts, mais une croissance molle, un surendettement et un sous-investissement. Comment sortir de ça? Vous avez dit tout à l'heure que les Etats jouent un rôle important, mais est-ce que ça suffit? Par exemple les Etats-Unis ont un déficit très important, mais comme ils ont une croissance qui revient très vite, ce n'est pas très grave. C'est d'ailleurs l'analyse développée récemment par Dominique Strauss-Kahn, le président du FMI.

Jean-Claude Juncker: Nous observons depuis des décennies que les Etats-Unis, que l'économie américaine sort beaucoup plus rapidement des récessions ou des affaiblissements conjoncturels que ne le fait l'économie européenne et j'attribue cette différence au fait que les Américains sur des pans entiers de l'économie sont autrement flexibles et réactifs que les européens. J'attribue cela au fait que nous n'avons pas suffisamment débattu des problèmes de compétitivité au sein de la zone euro. Il y a des déséquilibres globaux au sein de la zone euro dont nous devrions parler et je l'attribue au fait que nos amis qui nous observent et les marchés financiers, qui ne sont pas à vrai dire nos amis, pensent que nous manquons de stratégies. Ils ne voient pas très bien de quelle stratégie l'Europe pourrait se doter pour augmenter son potentiel de croissance.

Bruno Daroux: Donc on en revient à la prise de décision centrale?

Jean-Claude Juncker: Non, oui et non. On revient à cette absence de bon sens qui veut que nous avons énormément de mal pour nous mettre d'accord sur le rythme et sur la bonne séquence des réformes structurelles que nous devons impérativement lancer en Europe, notamment en matière de maîtrise des conséquences qui résultent du vieillissement progressif de nos populations. Nous sommes insuffisamment inventifs en matière de recherche et de développement. Nous accusons des retards en matière de nouvelles technologies sur d'autres parties du monde. Et en plus, nous sommes pessimistes. Les Américains vivent dans une atmosphère d'optimisme qui ne cesse de m'impressionner. Lorsque vous êtes à Washington, tout le monde vous embrasse dans la rue, en vous disant, vous allez bien? Moi je vais bien. A Paris, à Luxembourg les choses se passent différemment. Nous sommes devenus trop pessimistes.

Xavier Lambrechts: J'aurais voulu vous poser cette question un peu vers la fin de l'émission, il nous reste encore quelques minutes, mais vous semblez très pessimiste. Quelle est votre vision de l'Union européenne dans les 10 ans à venir? Est-ce que vous pensez à un statu quo, là je parle aussi d'un point de vue institutionnel, pas seulement économique. Un statu quo, est-ce qu'il y aura, je ne sais pas, un éclatement de l'Union ou au contraire encore plus de fédéralisme politique cette fois-ci?

Jean-Claude Juncker: Je ne suis pas pessimiste en ce qui concerne l'Europe. La vérité est que je ne me fais pas d'illusions, parce que j'ai toujours peur de perdre les illusions lorsqu'il s'agit de l'Europe, donc je ne m'en fais pas. Moi je crois que la bonne réponse à la crise, la réponse qui doit rester, ce sera plus d'Europe. Moi j'ai horreur des propos de ceux qui prennent prétexte de la crise pour réduire les ambitions européennes. Moi je crois que le monde ne s'attend pas à ce que nous fassions moins d'Europe. Il y a une énorme demande d'Europe à travers la planète et tous ceux que nous côtoyons à l'étranger ou qui viennent nous voir nous demandent d'être plus cohérents, nous demandent d'être plus solides.

Xavier Lambrechts: Mais une autre Europe ou la même Europe? Parce que c'est quoi l'alternative?

Jean-Claude Juncker: Une Europe plus ambitieuse, une Europe qui n'a pas peur de décrire ses ambitions. L'Europe très souvent a peur de décrire ses ambitions, parce que ses ambitions peuvent gêner dans certains pays. Nous avons une façon de parler de l'Europe qui est malsaine. Nous organisons nos réunions à Bruxelles et puis nous repartons dans nos capitales et tout le monde se déclare avoir été vainqueur des autres. Qui est perdant dans tout ça? Le seul perdant dans tout cela c'est l'Europe. En Europe il n'y a ni vainqueur ni vaincu, il y a un seul gagnant et c'est l'Europe, à condition que ceux qui servent l'Europe la servent sans ambitions personnelles.

Xavier Lambrechts: Et dans l'esprit de cette dynamique que vous décrivez, est-ce que l'axe franco-allemand, on en parle beaucoup, souvent en France, on dit sans l'axe franco-allemand, sans le moteur franco-allemand rien n'est possible en Europe. Est-ce que vous partagez cette idée?

Jean-Claude Juncker: C'est vrai que beaucoup de choses n'auraient pas été possibles sans la force motrice franco-allemande. Aucun progrès sensible n'est imaginable en Europe sans un accord profond sur ce qu'il convient de faire entre la France et l'Allemagne, mais il faut savoir que le moteur franco-allemand, depuis des décennies presque, a besoin d'autres pédales qui sont actionnés par d'autres Etats membres.

Xavier Lambrechts: Vous avez dit tout à l'heure durant la pause quand on n'était pas à l'antenne que les Allemands et les Français n’étaient pratiquement jamais d'accord sur rien.

Jean-Claude Juncker: Oui, mais enfin, c'est une impression qu'on peut avoir sur certains dossiers. Je note pour le reste que lorsque la France et l'Allemagne sont d'accords et disent aux autres avant les réunions qu'ils sont d'accord, les autres ne l'aiment pas. Mais je constate aussi que les autres, dont moi, deviennent très nerveux s’il y a des éléments dans le moteur franco-français, franco-allemand ! – et voilà Monsieur Freud qui passait dans le studio – si dans la relation franco-allemande, il y a des éléments qui fonctionnent mal, les autres deviennent nerveux.

Xavier Lambrechts: Bruno Daroux?

Bruno Daroux: Est-ce que justement cette crise finalement de la monnaie européenne, de l'euro, n'est pas un symptôme de la crise européenne et qu’effectivement il y a trois possibilités, soit un recul en arrière, soit le statu quo visiblement pas possible, soit un développement de l'Europe. Est-ce que cette crise financière finalement n'est pas le symptôme d'une crise politique, d'un inachèvement de l'Europe avec la sous-question, est-ce que les grands responsables des grands pays européens sont prêts à pousser plus loin cette construction européenne?

Jean-Claude Juncker: Je ne sais pas ce que pensent les grands responsables des grands pays européens…

Bruno Daroux: Vous sentez un peu leur humeur quand même?

Jean-Claude Juncker: Oui oui oui, mais enfin…

Xavier Lambrechts: C'est le mot "grands responsables", les dirigeants alors, allons y.

Jean-Claude Juncker: Les dirigeants des Etats membres plus peuplés que d'autres Etats membres doivent être d'avis que maintenant il faut plus d'intégration européenne, c'est en tout cas mon avis. Je crois que le principal enseignement de la crise est de dire que nous étions insuffisamment européens, insuffisamment cohérents et que donc pour revenir à une formule que j'ai employée en début d'émission, il faut mieux apprendre la gestion collective et solidaire de la monnaie unique.

Bruno Daroux: Ma question c'est, est-ce que vous avez le sentiment aujourd'hui que cette crise européenne a rendu les dirigeants européens plus désireux de renforcer la construction européenne?

Jean-Claude Juncker: Ecoutez, il y a deux ans, lorsqu'on disait à un certain nombre de responsables politiques en Europe qu'il faut un gouvernement économique, ils pensaient qu'on était en train de s'adonner à des propos obscènes. Aujourd'hui tout le monde parle le plus normalement possible du gouvernement économique. Je dois noter qu'ils ne sont pas d'accord entre eux et que nous ne sommes pas d'accord entre nous sur le contenu exact de cette notion, mais je ne vois pas de responsable politique en Europe qui dirait aujourd'hui que la bonne réponse à la crise serait moins d'Europe.

Xavier Lambrechts: Monsieur Juncker, on a parlé tout à l'heure un petit peu de régulation financière. Pour en parler au niveau mondial on en parle beaucoup, mais concrètement, on a évoqué les agences de notation, vous avez dit que vous étiez en faveur de la création d'une agence de notation européenne, mais on parle aussi beaucoup d'une taxe mondiale sur les banques. Alors on sait que là au G20, la dernière réunion qui vient d'avoir lieu en Corée du Sud, elle serait abandonnée. Est-ce que vous êtes favorable à ce qu'on impose une taxe sur les banques au niveau de l'Union européenne?

Jean-Claude Juncker: Moi je voudrais que nous introduisions cet instrument sur un plan international plus large. Mais je crois que si nous attendons l'accord de tous au niveau du G20 et au-delà pour introduire cet élément essentiel dans nos systèmes de prélèvement, nous ne le ferons jamais.

Xavier Lambrechts: Donc il ne faut pas attendre?

Jean-Claude Juncker: Il faut essayer de convaincre, à Toronto et lors d'autres rendez-vous internationaux, les autres de nous accompagner sur cette piste. Si nous ne le ferons pas, il faudra tout faire pour convaincre nos amis britanniques pour le faire. Si les Britanniques, pour les raisons qui seront les leurs, refusaient de nous accompagner, je suis, je l'ai dit à l'Eurogroupe, en faveur de l'introduction d'une taxation sur les transactions financières au niveau du seul Eurogroupe.

Xavier Lambrechts: C'est dit! Clément Lacombe?

Clément Lacombe: Vous n'avez pas peur qu'une telle taxe sur les banques fragilise un peu plus ces banques et justement empêche leur rôle premier, à savoir le financement de l'économie?

Jean-Claude Juncker: Si tous les banquiers du monde étaient d'accord pour dire que leur premier devoir sera et a été le financement de l'investissement, je vous donnerais raison sans nuance. Mais j'ai constaté que l'industrie financière s'est développée d'une façon à ce que très souvent les établissements bancaires ne sont plus au service de l'économie. Les banques doivent servir l'économie et les erreurs de parcours dont sont coupables bon nombre d'établissements financiers internationaux ont causé un coût énorme dans nos pays et je crois qu'il n'est que de justesse et de justice et d'équité que maintenant le secteur financier contribue au financement des budgets qui ont été lourdement mis à contribution pour sauver et le secteur financier et le secteur réel.

Xavier Lambrechts: Il reste 20 secondes, c'est très court, mais, on a parlé de la taxe sur les banques, je voudrais aussi vous demander, on a aussi parlé d'une taxe sur transactions financières, ce n'est pas pareil, au niveau mondial. Est-ce que, en deux mots, vous seriez favorable à l'idée de cette taxe sur les transactions financières?

Jean-Claude Juncker: Je parlais de la taxe sur les transactions financières en répondant aux questions. Il faut voir dans l'arsenal des moyens de prélèvements possibles lesquels on va choisir. Mais il faut une imposition plus conséquente du secteur financier.

Xavier Lambrechts: Monsieur Juncker merci d'avoir été l'invité d’Internationales, merci à vous deux, merci à tous de nous avoir suivi. Vous retrouverez l'émission sur www.internationales.fr. Merci encore et à la semaine prochaine pour un nouveau numéro d'Internationales.

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