"Compétitivité et indexation ne sont pas opposées". Le Vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn, au sujet des résultats du Comité de coordination tripartite, le mécanisme d'indexation des salaires et la compétitivité.

paperJam: Monsieur Asselborn, au terme d'un premier semestre qui aura été assez agité sur le plan politique et social au Luxembourg, où en est exactement le pays?

Jean Asselborn: L'économie luxembourgeoise a un peu bégayé avec la crise économique et nous nous devions de réagir. Nous l'avons fait au niveau du gouvernement, par étapes. Il y a d'abord eu les accords de coalition, par lesquels nous avons ficelé un budget de relance afin de donner une chance à l'économie de surpasser cette crise. Puis nous nous étions promis de réunir la Tripartite au printemps 2010.

Le problème est qu'il s'est écoulé beaucoup de temps entre l'accord de coalition et cette Tripartite. Il y a eu des déclarations et des divergences de vues de part et d'autre qui ont pratiquement empêché d'avancer vers un consensus, alors que nous vendons le 'modèle luxembourgeois' à l'étranger comme un modèle où, d'un côté, le gouvernement et, de l'autre, patronat et syndicats, sont capables de se mettre autour d'une table pour trouver des solutions ensemble.

paperJam: La principale pierre d'achoppement a été la question de l'indexation automatique des salaires, où même au sein de la coalition l'approche n'est pas la même...

Jean Asselborn: Sur ce point-là, le parti socialiste a un rôle très spécifique à jouer. Notre électorat attend de nous autre chose sur ce sujet que des autres partis. Nous sommes clairement identifiés en tant que parti socialiste ayant accompagné la généralisation de l'indexation dans les années 70. Dans un pays comme le Luxembourg, si vous avez tous les 15 mois une tranche indiciaire, je suis d'avis que cela ne casse en rien l'économie luxembourgeoise. Il est archi-faux de dramatiser et de dire qu'à cause de l'indexation, nous avons perdu énormément en compétitivité.

Il faut bien se rendre compte que, dans notre pays aussi, nous avons un marché de l'emploi qui est axé de plus en plus sur les contrats de type CDD et dans lequel l'emploi intérimaire prend une place plus importante que par le passé. De plus, beaucoup de gens travaillent sans être protégés par des conventions collectives. Pour tous ceux-là, l'indexation des salaires est le seul moyen d'obtenir une adaptation de leurs revenus au coût de la vie.

Je sais qu'il y a une certaine dynamique qui peut faire mal dans l'indexation, mais il ne faut pas non plus généraliser. Le parti socialiste a accepté, en congrès, le principe qu'en cas de survenance de critères extrêmes, comme l'inflation qui atteindrait des niveaux trop importants par rapport à nos pays voisins, une forte hausse des prix du pétrole ou bien un problème structurel sur le marché de l'emploi, nous étions d'accord de réfléchir à des solutions pour agir sur les paramètres de calcul de l'indexation. Mais pour nous, socialistes, c'est en tout état de cause l'emploi qui doit avoir la priorité absolue dans notre conception politique. Et s'il y a danger pour l'emploi, alors il faut réagir.

paperJam: Réagir sur quels leviers?

Jean Asselborn: Je le répète encore une fois: compétitivité et indexation des salaires ne sont pas opposées. Les 65 propositions faites par Jeannot Krecké (ministre de l'Economie et du Commerce extérieur, ndlr.) sont une importante base de travail. Il nous faut avant tout préserver les avantages que nous avons, surtout en matière de coût du travail au niveau de la sécurité sociale, des caisses de pension et de santé. Nous avons, en la matière, des prélèvements qui sont très bas par rapport à d'autres pays voisins. Il faut maintenir cette force.

Si, ensuite, nous devons réagir, il faut le faire au niveau de l'impact des prix du pétrole sur l'indexation. Nous aurons d'ailleurs un débat au Parlement sur la question cet automne, et nous devrions en parler au sein du gouvernement, sans doute avant les vacances. Dans le cadre de ce débat sur la compétitivité, il sera essentiel que le gouvernement soit solidaire et parle d'une seule voix. Les deux partis sont clairement dans l'obligation de s'entendre.

paperJam: Ce qui est loin d'être gagné sur tous les plans...

Jean Asselborn: Le parti chrétien social a une autre histoire, d'autres priorités et d'autres traditions dans la politique et, clairement, un tout autre électorat. Ce qu'on attend de nous, c'est que nous gardions le cap et sachions défendre cette indexation qui sert surtout aux petites gens et à ceux qui ne sont pas protégés par des conventions collectives. En parallèle, une taxation plus forte des salaires plus élevés doit aller pair avec cette indexation.

Je ne veux pas que nous disions que nous avons raison sur ce point et que les autres ont tort. Mais il ne faut pas non plus que les autres disent que ce sont eux qui ont raison et que c'est nous qui avons tort. J'espère bien que nous trouverons tous ensemble une solution, avec les partenaires sociaux.

paperJam: Vous l'espérez, ou vous y croyez vraiment?

Jean Asselborn: Je crois vraiment qu'un tel accord est possible. Peut-être qu'il n'y aura pas d'accord formel, mais il y aura quand même des convergences de vues.

paperJam: Un paquet de mesures a été annoncé par le Premier ministre lors de son discours sur l'état de la Nation, dont certaines sont marquées du sceau de l'austérité. Entre-temps, les indicateurs économiques semblent repartir à la hausse. Cela peut-il amener à une retouche de ces mesures?

Jean Asselborn: Nous ne sommes effectivement plus dans les chiffres sur lesquels nous nous sommes basés lors des travaux de coalition. Mais à partir du moment où la coalition a décidé de la mise en œuvre de ce paquet, il convient de s'y tenir. Le déficit budgétaire est bien là.

Je rappelle que ces mesures ont été établies pour deux années. Pour 2011, nous allons, de toute façon, faire ce qui a été décidé. Nous savons que cette année sera difficile, puisque les rentrées fiscales venant des entreprises seront principalement celles liées aux résultats des années 2008 et 2009 qui ont été plus faibles. Les recettes fiscales seront donc très réduites.

Pour 2012, en revanche, en fonction de l'évolution économique, nous pouvons tout à fait envisager des allégements ou bien de renoncer à certains prélèvements supplémentaires initialement prévus. Nous verrons alors ce qu'il convient de faire pour la période 2013-2014.

Aujourd'hui, il y a une reprise, c'est clair. Mais assainir les finances publiques reste un objectif prioritaire. Là, à nouveau, en tant que membre du parti socialiste qui pense en termes générationnels, j'estime qu'il faut couper court à cette inflation de l'endettement qui est en fait la cause, à une échelle plus large, de la faiblesse de l'euro.

Chacun doit donc faire un effort, y compris au Luxembourg, pour ne pas s'enliser dans cet endettement. Nous ne pouvons pas emprunter tous les ans 2 milliards d'euros sur un budget de 10 milliards, c'est impossible. Nous n'avons plus, comme dans le faste des années 90 et du début 2000, des excédents à placer. Nos réserves sont assez précaires. Nous devons donc assainir ces finances publiques et mettre en œuvre les dispositions qui ont été décidées. Je pense que le paquet de mesures sera ficelé avant les vacances et qu'il sera débattu à l'automne, avant d'être adopté au travers de différentes lois. Bien sûr, la Chambre des députés aura le dernier mot.

paperJam: Ces mesures annoncées n'ont pas fait que des heureux, en particulier au niveau des travailleurs frontaliers. Etait-il impossible de trouver un équilibre plus juste?

Jean Asselborn: A aucun moment, les mesures prises n'ont été dirigées contre les frontaliers. Et je rappelle qu'il s'agit là de mesures temporaires qui ne sont prévues que pour deux années.

paperJam: Au plus fort des négociations tripartites et des divergences de vues affichées, la coalition gouvernementale a-t-elle été à deux doigts d'exploser, comme bon nombre d'observateurs l'ont craint?

Jean Asselborn: Il y a eu des moments difficiles à passer, essentiellement dus à nos différences de conception. Le parti chrétien social est plutôt axé sur une réduction des dépenses, alors que nous sommes plutôt favorables à une augmentation des recettes. D'ailleurs, nous souhaitons que, en parallèle au maintien de l'index en particulier pour les bas salaires, il y ait un certain rééquilibrage à l'autre bout de l'échelle des salaires, par le biais d'une pression fiscale supérieure envers ceux qui en ont les moyens.

Pour en revenir à la survie de la coalition, la question s'est clairement posée à un moment donné. Mais la réponse est vite venue, les deux partis ayant une certaine expérience pour trouver des solutions dans ce type de crise. Nous nous sommes aussi posé la question de l'impact auprès de l'opinion publique, si nous n'avions pas été capables de répondre à la crise économique et sociale autrement que par une crise politique. La personnalité et le poids du Premier ministre ont aussi joué, au final.

paperJam: Est-ce l'optimisme qui prévaut aujourd'hui?

Jean Asselborn: Je n'ai aucune raison d'être pessimiste. Il y a aussi une reprise en Allemagne, ce qui a toujours des effets positifs sur le Luxembourg. Au niveau de l'Union européenne, j'espère que nous saurons calmer le jeu sur l'euro, car cela ferait énormément de mal si quelque chose de négatif devait se passer.

Avoir une politique responsable au niveau des finances publiques ne veut pas dire épargner et encore épargner, mais plutôt chercher des équilibres qui ne cassent pas la relance. Il y a une certaine inquiétude au sein de l'Union, parce qu'il y a une approche plutôt différente entre l'Allemagne, partisane de tirer le frein à main, et la France, qui est plutôt proche des Etats-Unis, et qui mise davantage sur la relance par la consommation. Ni l'un ni l'autre n'a raison, mais si les deux concepts se télescopent, ça devient difficile.

paperJam: Vous êtes aussi ministre des Affaires étrangères. Dans ce concert européen, justement, quelle est la place de la voix du 'petit' Luxembourg?

Jean Asselborn: La question est évidemment récurrente. Je dois d'abord rappeler que le Luxembourg fait partie des fondateurs de bon nombre de grandes organisations internationales et régionales telles I'ONU, l'Union européenne, l'Otan ou encore I'OSCE. Nous n'avons pas eu à nous poser la question à ces moments-là: tout ce qui touche à l'intégration européenne figure dans nos gènes politiques.

Depuis six ans que j'occupe ce ministère, je ne peux que constater que le Luxembourg est considéré comme un des berceaux de cette idée européenne, du respect du droit international et de cette solidarité internationale basée sur des règles et des structures. Le Luxembourg a toujours une très bonne réputation et pas uniquement pour sa place financière, même s'il est vrai que nous sommes aussi parfois considérés comme des 'nains' à cause de notre taille.

paperJam: N'est-ce pas, parfois aussi, un atout lorsque les grandes puissances se trouvent confrontées à de multiples enjeux géopolitiques qui peuvent les freiner?

Jean Asselborn: Je ne suis le ministre des Affaires étrangères ni de la France, ni de la Belgique, ni de l'Allemagne. Je dois évidemment rester humble et intervenir avec une certaine diplomatie bien ciblée, là où cela peut apporter quelque chose pour le Luxembourg ou pour l'Europe. Je ne suis évidemment pas en mesure de dire aux Français ou aux Allemands comment ils doivent gérer le dossier de l'Afghanistan en ce qui concerne leur stratégie militaire, par exemple. En revanche, je peux insister sur le fait que le principe d'un Etat de droit et la reconstruction du pays sont aussi essentiels que le volet militaire.

Je ne peux pas non plus dire aux Américains et aux Russes ce qu'ils doivent faire avec leurs missiles. Mais si un projet de bouclier antimissile doit voir le jour, je peux appuyer le fait que cela devra se faire dans le cadre d'une parfaite coopération entre l'Union européenne, la Russie et les Etats-Unis.

Après la Seconde Guerre mondiale, nos prédécesseurs ont, avec persévérance et entêtement, défendu la souveraineté du Luxembourg. Aujourd'hui, nous sommes 27 dans l'Union et notre voix est prise en compte. Dans tous les cas, le cadre de mon intervention sert les intérêts de l'Union européenne.

paperJam: Regrettez-vous, dans ce contexte, que l'Union européenne ne dispose pas vraiment d'une politique étrangère cohérente, en dépit de la nomination de l'Anglaise Catherine Ashton aux fonctions de haut représentant de l'Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité?

Jean Asselborn: Il faut bien garder à l'esprit que la politique étrangère de l'Union, même après le traité de Lisbonne, reste bâtie sur le consensus. Dans beaucoup de pays, y compris au Luxembourg, certains voudraient que l'Union fonctionne comme un grand Etat. Là est le problème, car ce n'est pas le cas! L'Union européenne n'est pas un Etat comme les Etats-Unis, la Russie ou la Chine. C'est une entité de 27 pays qui, par la voie de l'intégration politique, cherche ses positions communes. L'équilibre est difficile à trouver. Peut-être que dans 40 ou 50 ans, on trouvera que cet équilibre était un bon début, mais que pour avoir une chance de parler d'égal à égal avec la Chine, l'lnde, les Etats-Unis ou, qui sait d'ici là, le Brésil, il faudra que cette intégration européenne devienne absolue. Mais on n'y est pas.

paperJam: L'Europe a-t-elle été trop gourmande en voulant à tout prix autant s'élargir, au point de rendre aujourd'hui tout consensus forcément compliqué avec 27 pays dont certains ont des racines culturelles tellement différentes?

Jean Asselborn: Si elle s'est montrée trop gourmande, elle l'a été à juste titre, car c'est clairement l'Histoire qui nous a imposé cet élargissement vers l'Est. Sans quoi, l'Europe n'aurait pas accompli ce qui était l'essence même de ce projet de paix qui consistait à intégrer ceux qui, après la Seconde Guerre mondiale ont été laissés derrière le rideau de fer.

Aujourd'hui, il faut se concentrer sur ce qui a été annoncé lors du sommet de Thessalonique en juin 2003, c'est-à-dire favoriser l'intégration des pays des Balkans dans l'Union. Nous avons dix ans pour y parvenir. Et ce n'est pas seulement stratégique, pour éviter un conflit, mais aussi quelque chose qui est géographiquement essentiel afin de ne pas laisser une zone vide entre la Grèce, au sud, et le reste de l'Union, au nord.

paperJam: En tant que ministre des Affaires étrangères, quels sont, aujourd'hui, les dossiers principaux que vous avez sur votre bureau?

Jean Asselborn: En matière de politique étrangère, le plus grand danger, à nos yeux, reste l'lran. Il est indispensable que l'lran coopère à 100% avec l'Agence Internationale de l'Energie Atomique de Vienne. Car tout ce qui touche à l'lran touche l'ensemble du Moyen-Orient. L'Union européenne a une très grande responsabilité sur ce dossier car elle parle clairement au nom de la communauté internationale. Le rétablissement de bonnes relations internationales avec l'lran et la qualité des discussions qui vont suivre compteront beaucoup à l'avenir. Tout ce que nous pouvons faire en vue de rétablir un dialogue, même non institutionnalisé avec l'lran, sera d'une très grande utilité pour l'établissement d'une paix mondiale.

En regardant un peu plus loin, il y a la Turquie, aussi, qui avait énormément de moyens d'intervenir comme médiateur. Les choses sont aujourd'hui plus difficiles et là aussi, je pense qu'en tant qu'Union européenne, nous avons une obligation de tout faire pour que la Turquie reste cet élément de liaison pour nous permettre d'établir le dialogue avec les acteurs du Moyen-Orient.

A mes yeux, il y aura aussi en septembre un événement essentiel, avec le sommet des Nations Unies sur les objectifs du millénaire pour le développement. En 2000, le monde s'était donné des objectifs de réduire la pauvreté, d'augmenter les moyens d'éducation, de donner l'accès à l'eau potable à un maximum de personnes et de faire en sorte que les gens puissent vivre partout dans une certaine dignité matérielle. Ce sommet permettra de faire un bilan, mais on peut d'ores et déjà dire que l'on est très loin des objectifs fixés pour 2015.

C'est pour cela que nous devons mener, tous, une politique étrangère solidaire. Car si nous ne parvenons pas à réduire ces différences énormes qui existent dans certains pays défavorisés, ce sera terrible pour certaines régions et personne ne sera vraiment épargné. Le dernier forum de l'Alliance des civilisations des Nations Unies, qui s'est tenu à Rio fin mai, est pour moi une des réunions les plus importantes de ces douze derniers mois. Nous devons à tout prix faire valoir des intérêts communs et un potentiel de compréhension et de partage de certaines valeurs entre, pour faire simple, le monde judéo-chrétien et le monde musulman. Dans le cas contraire, nous allons nous retrouver avec un bloc de 2 milliards d'individus dressé contre 2 milliards d'autres, ce qui, combiné aux différences de richesses que l'on connaît, ne pourra amener qu'à un 21 e siècle terriblement chaotique.

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