Jean-Claude Juncker au sujet du Conseil européen et de la réforme du pacte de stabilité

Caroline de Camaret : En tant que fédéraliste convaincu, est-ce que ce sommet, qui visait à réformer la gouvernance économique de l’Europe, vous a totalement satisfait ? Est-ce qu’on est sur la bonne voie?

Jean-Claude Juncker : Je récuse votre description. Je ne suis pas un fédéraliste européen. Je pense pouvoir dire que je suis un Européen convaincu, mais le terme « fédéraliste » conduit en erreur ceux qui le sont moins. Je crois que ce Conseil européen était un Conseil européen important, qui a pris de bonnes décisions en matière de stabilité monétaire, puisque nous avons renforcé le pacte de stabilité en lui donnant des dents supplémentaires. On aurait pu mieux faire en ajoutant une dose supplémentaire d’automaticité au niveau des sanctions. On va essayer de le faire pendant les travaux qui seront entrepris au cours des mois à venir.

Frédérique Lebel : Justement, vous disiez, il n’y a pas de sanctions automatiques contre les mauvais élèves du pacte. Est-ce que ça veut dire qu’il va y avoir à nouveau des petits arrangements entre les mauvais élèves, comme il y a eu par le passé?

Jean-Claude Juncker : Il y a des sanctions quasi automatiques au moment où le Conseil des ministres devra décider d’imposer des sanctions pécuniaires aux États membres fautifs. Il y a insuffisamment d’automaticité pour ouvrir les procédures. Le jour où la Commission propose de dire qu’un État membre ne respecte pas ses obligations, le Conseil doit approuver cette recommandation de la Commission par majorité qualifiée.

Nous, les trois pays du Benelux, nous aurions préféré appliquer dans ce scénario de vote la majorité qualifiée renversée, ce qui aurait pour conséquence que les recommandations de la Commission pourraient être adoptées beaucoup plus facilement.

Il y a dans le dispositif, tel qu’il a été conçu, une marge de manœuvre d’appréciation politique qui nous semble être trop large, et nous voudrions rétrécir cette surface [interrompu]

Frédérique Lebel : Une coalition des mauvais élèves, c’est ce que vous craignez?

Jean-Claude Juncker : Pas nécessairement des mauvais élèves, mais une faculté qu’auraient les uns et les autres de se coaliser de façon à ne pas punir celui qui mérite punition.

Caroline de Camaret : Trop de compassion monétaire?

Jean-Claude Juncker : Trop d’intrigues.

Frédérique Lebel : D’accord. La question aussi que vous soulevez, sanctions économiques avec, peut-être, la mise en réserve de, on parle de 0,2% du PIB, pour ceux qui dépasseraient les critères du pacte.

Est-ce que ces sanctions essentiellement économiques pour des pays qui sont déjà fragilisés, puisqu’ils dépassent les critères, c’est une bonne idée, ou est-ce que ça risque de les faire plonger encore plus?

Jean-Claude Juncker : En fait, c’est le prolongement des sanctions qui figuraient déjà dans le traité de Maastricht. Il peut paraître surprenant de sanctionner financièrement quelqu’un [interrompu]

Frédérique Lebel : Qui va mal.

Jean-Claude Juncker : Pour le dire vulgairement : qui n’a plus de sous.

L’idée est d’agir surtout au niveau du volet préventif du pacte, donc avant qu’un État membre n’ait violé les obligations qui sont les siens sous l’empire du pacte. Il faudra que nous puissions intervenir plus rapidement pour lui dire, stop, ça ne va pas.

Frédérique Lebel : Nous ne regardons pas seulement les finances, mais l’ensemble de l’économie d’ailleurs?

Jean-Claude Juncker : Oui, le pacte nouveau, si j’ose dire, a ceci de particulier, qu’il donne plus d’importance à la surveillance macro-économique. Nous pensons en effet, que sur ces dernières années nous avons été insuffisamment attentifs aux écarts de compétitivité qui se creusaient entre les différents États membres. Prenez par exemple la Grèce. Le problème de la Grèce est budgétaire, oui, mais avant d’être budgétaire, il était économique dans la mesure où la Grèce, depuis son entrée dans la zone euro, a perdu 25% de sa compétitivité.

Donc il faudra que dorénavant nous soyons plus attentifs en matière de surveillance macro-économique. Et c’est la raison pour laquelle le nouveau pacte introduira une procédure qui frappera les États membres qui sont en train de diverger du point de vue de leur compétitivité relative. Nous ne pouvons plus accepter que les États membres qui participent à la même zone monétaire accusent entre eux des différences et des différentiels compétitifs de l’énormité que nous observons pour le moment.

Frédérique Lebel : Comme vous le savez, on a parlé des sanctions économiques, mais certains pays comme la France et l’Allemagne voulaient aller plus loin, voulaient des sanctions politiques. En clair, retirer à certains mauvais élèves leurs droits de vote. Est-ce que c’était une bonne idée? Est-ce que ce n’était pas vraiment ça, un vrai pacte de stabilité?

Jean-Claude Juncker : La vraie bonne idée aurait été de tout faire pour renforcer le caractère automatique des sanctions.

L’idée de retirer, de suspendre les droits de vote pour les États membres d’une façon répétée et durable pêcherait contre le pacte de stabilité, est une bonne mauvaise idée, ou une mauvaise bonne idée, qui en fait ne fût pas retenue par le Conseil européen, puisque nous étions plusieurs à ne pas nous déclarer d’accord avec l’idée de suspendre les droits de vote, pour une raison simple. La suspension des droits de vote est prévue par le traité dans son article 7, qui dit que les droits de vote peuvent être suspendus si un État membre viole les droits de l’Homme. Violer les règles budgétaires et violer les droits de l’Homme, c’est deux paires de chaussures tout à fait différentes. Il ne faut pas banaliser la violation des droits de l’Homme.

Et donc, nous avons été plusieurs à ne pas nous déclarer d’accord avec cette idée, qui finalement ne fût pas retenue. Le président du Conseil européen, Monsieur Van Rompuy, continuera à l’examiner, et dans le cadre de son examen, qui n’a pas pour but de conclure rapidement sa réflexion, il se limitera à examiner la question de retirer les droits de vote pour les États membres de la zone euro en ce qui concerne les aspects de l’Union économique et monétaire. Cette idée ne verra pas le jour.

Caroline de Camaret : D’accord. Il faut dire aussi que, à cette occasion, vous dites réforme du pacte de stabilité, la première du genre qu’on envisage. On donne davantage de poids au Conseil, qui peut déclencher ces procédures ou non de sanctions. On est en train de se demander ce qui advient la Commission européenne, qui avait quand même beaucoup de prérogatives en la matière. Est-ce qu’on n’a pas l’impression parfois, que Monsieur Barroso s’est transformé en Secrétaire général des chefs d’État et de gouvernement, et que la Commission européenne, dans ce traité de Lisbonne, est en train de perdre de plus en plus de poids?

Jean-Claude Juncker : Là vous posez deux questions.

La première, est-ce que la réforme du pacte enlèvera une, deux ou trois compétences à la Commission? Non, le Conseil, sous l’empire du traité de Maastricht, sous l’empire du traité de Lisbonne, était toujours l’instance qui pouvait décréter des sanctions. Et toujours sur proposition de la Commission. Le Conseil n’agit pas de proprio-motu, mais agira sur base d’un texte, dont la Commission l’aura saisi. Et donc, je ne vois pas en quoi le rôle de la Commission pourrait être entamé par les différents éléments de la réforme sur lesquels nous nous sommes mis d’accord.

La deuxième question, et indépendamment de la personnalité et de la personne de Monsieur Barroso, consistait à se poser la question, si oui ou non la Commission était en train de perdre en importance institutionnelle ? Cela n’est pas dû à une action imparfaite de Monsieur Barroso, mais il y a un nombre croissant d’États membres qui voudraient enlever de l’importance à la Commission, qui pour nous, surtout les petits États membres, est une garantie de voir tous les États membres traités à dignité égale.

Frédérique Lebel : Viviane Reding a parlé de dictat concernant l’accord passé entre la France et l’Allemagne. Vous êtes d’accord sur son dictat?

Jean-Claude Juncker : Je n’ai pas aimé tous les éléments de la démarche franco-allemande. Je parle de la démarche récente, celle de Deauville [interrompu]

Frédérique Lebel : A Deauville, où vous étiez au sommet?

Jean-Claude Juncker : Non, c’était pendant la réunion des ministres des Finances, qui travaillaient sur les solutions que le papier franco-allemand esquissait. Et d’ailleurs, tous les éléments de cette proposition franco-allemande ne furent pas retenus, ni par la task force de Monsieur Van Rompuy, ni donc par les ministres des Finances, ni par le Conseil européen. Non, je crois qu’il est sage, que de temps à autre l’Allemagne et la France se mettent d’accord. Il est si souvent arrivé que les deux étaient incapables de se mettre d’accord, que d’autres devaient se charger du travail de les mettre d’accord. Donc, moi je préfère qu’ils soient d’accord entre eux.

La réforme du pacte de stabilité, le papier franco-allemand, ne prenait pas en compte, ni les travaux qui avaient été faits, ni les perspectives réalistes qui se dégageaient à partir des travaux qui étaient faits. Je ne parlerai pas de dictat, je parlerai d’une initiative qui n’aurait pas dû être prise.

Caroline de Camaret : Avec, à la clé, une révision des traités. On se souvient de douloureuse mémoire que le débat sur Lisbonne a duré 10 ans. Et maintenant on nous dit, on va vers une révision light, ne vous inquiétez pas. Est-ce qu’il n’y a pas un risque politique quand même?

Jean-Claude Juncker : Cette idée de soumettre à révision un article du traité n’est pas une idée exclusivement française ou allemande. Déjà dans les travaux conduits au niveau des ministres des Finances par le président du Conseil européen, par Monsieur Van Rompuy, nous nous étions déclarés d’accord à 27, qu’il nous faudrait un mécanisme de réduction de crise qui serait permanent. Et nous nous étions posé la question s’il fallait un changement de traité pour donner une base juridique à la mise en place de cet instrument. Ce sera une modification du traité vraiment très light [interrompu]

Caroline de Camaret : Et qui verra bien le jour avant 2013?

Jean-Claude Juncker : Je crois que nous pourrons nous mettre d’accord sur cette modification du traité lors du Conseil européen de décembre. Il s’agira tout simplement de compléter, c’est un peu technique, l’article 122 du traité, mais il ne s’agit pas de mettre fin à l’article 125 du traité, qui [interrompu]

Caroline de Camaret : Pas de référendum, rien d’horrible sur le chemin?

Jean-Claude Juncker : Non, on ne changera pas la clause du no bail-out. On complétera un autre article du traité pour donner une base juridique à cet instrument permanent de crise. Ce n’est pas rouvrir le traité. Nous accumulons très souvent les bêtises en Europe, mais nous ne sommes pas fous au point de livrer aux citoyens européens le spectacle d’une grande révision du traité. Ce sera très, très light.

Caroline de Camaret : C’est la première fois qu’on réforme en profondeur le pacte de stabilité et de croissance. On a l’impression qu’on parle essentiellement de discipline budgétaire, très peu de croissance. C’est pourtant quand même l’essentiel pour les citoyens européens, non?

Jean-Claude Juncker : Tout d’abord, ce n’est pas la première réforme du pacte de stabilité. La réforme que nous avons apportée au pacte de stabilité en mars 2005 fut une réforme en profondeur, puisqu’elle a permis à l’Europe, entrée en crise, de disposer avec le pacte de stabilité d’une lecture plus économique que ne l’était la première version du pacte de 1996/1997. Sans la réforme du pacte opérée en 2005, beaucoup d’États membres, sous l’impact et sous l’effet de la crise, seraient déjà aujourd’hui en voie d’être sanctionnés. Et donc, la première réforme du pacte a porté ses fruits, puisqu’elle a permis de réagir convenablement à la crise. Et dans cette réforme du pacte, qui est plus fondamentale, mais qui n’est pas la première, nous accordons beaucoup d’importance, comme je le disais en début d’entretien, à la surveillance macro-économique. Ce qui fait que nous ne jugeons [interrompu]

Caroline de Camaret : C'est-à-dire, il ne faut pas parler de plus de croissance?

Jean-Claude Juncker : Mais si vous parlez du renforcement de la surveillance macro-économique, vous parlez de croissance. Vous parlez des instruments qui permettront à l’Europe d’augmenter son potentiel de croissance, qui est strictement insuffisant pour pouvoir faire face au vieillissement de la population. Consolidation budgétaire, lutte contre le déficit, lutte contre l’endettement, sont des préconditions pourqu’une croissance durable puisse se développer.

Caroline de Camaret : Un pays comme l’Irlande affiche pour 2010 un déficit de 32%. Peut-on croire que ce pays n’est pas au bord du gouffre et n’aura pas besoin du fameux fonds de soutien?

Jean-Claude Juncker : Je crois que les autorités irlandaises disposent des instruments qui leur permettront de maîtriser cette situation.

Frédérique Lebel : Pour décrocher le sentiment du Premier ministre britannique, David Cameron, l’Europe a décidé de ne pas trop augmenter son budget. On pourra rester l’année prochaine en deçà d’une augmentation de 3%. Est-ce que c’est là un projet ambitieux qui va permettre de contrecarrer les plans de rigueur des États?

Jean-Claude Juncker : Mais le budget européen n’est pas là pour contrecarrer les politiques budgétaires des États membres [interrompu]

Frédérique Lebel : Peut-être pour amener une relance avec des grands projets, en tout cas on peut [interrompu]

Jean-Claude Juncker : Le budget européen a un volume faible, 1% du PIB européen. Avec 1% du PIB européen, vous n’arriverez jamais à développer une véritable politique de croissance. Il faudra que nous trouvions l’intersection, l’interaction entre les budgets nationaux, qui doivent être orientés vers plus de croissance, et le budget européen. Les deux ne doivent pas être en contradiction. Mais s’imaginer que le budget européen à lui seul pourrait alimenter une politique de croissance, est une idée qui n’a pas lieu d’être. Je le regrette un peu, parce que je serais plutôt en faveur d’une ambition budgétaire européenne, qui serait plus élevée, mais je ne crois pas que cette ambition serait partagée par d’autres.

Caroline de Camaret : La France va prendre la présidence du G20 avec, pour une de ses priorités effectivement la question des taux de change, et en particulier la sous-évaluation du yuan, de la monnaie chinoise, que vous trouvez, vous aussi, sous-évaluée?

Jean-Claude Juncker : En tant que président de l’Eurogroupe je m’entretiens sur une base régulière avec le Premier ministre chinois, et le ministre des Finances chinois, et le gouverneur de la Banque centrale. J’ai vu les trois récemment à Bruxelles, et puis j’ai revu le ministre chinois à Washington lors des réunions du Fonds monétaire international. Et nos amis chinois savent parfaitement que nous ne nous satisfaisons pas du degré de flexibilité qu’ils ont apporté à leur politique monétaire.

Caroline de Camaret : Pourquoi il faut entamer une guerre des changes?

Jean-Claude Juncker : La Chine a décidé le 19 juin de rendre plus flexible sa politique monétaire. Nous pensons qu’elle avance à de trop petits pas, et nous pensons que la devise chinoise est largement sous-évaluée par rapport à l’Euro. Nos amis chinois sont conscients de ce fait. Vous avez noté comme moi, que la Banque centrale chinoise vient de décider le relèvement de ses taux directeurs, et donc il y a du côté chinois une compréhension croissante des points de vue européens. Et je crois pour le reste, que nous avons intérêt à ne pas donner des leçons publiques répétées aux autorités chinoises. Nous devons leur parler, nous devons aussi avoir le respect, parce que sans la Chine, et sans l’apport de croissance de la Chine, l’économie globale serait dans une situation qui serait pire par rapport à celle que nous connaissons grâce à l’apport de la croissance chinoise.

Frédérique Lebel : Merci Jean-Claude Juncker d’avoir été notre invité sur Radio France Internationale et France 24.

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