Jean-Claude Juncker au sujet de la crise irlandaise et la situation financière en Europe

L'Echo: L'lrlande après la Grèce, on a l'impression que l'histoire se répète. À la différence qu'il s'agit ici des banques irlandaises. Or les gouvernements européens ont opéré des tests de résistance, et les banques irlandaises les avaient réussis. Ne s'est-on pas moqué du monde?

Jean-Claude Juncker: Les éléments qu'on a vérifiés étaient tout à fait autres que ceux qui agissent aujourd'hui dans le chef des banques irlandaises. Il fallait voir comment les banques réagiraient à une récession prolongée, et donc vérifier quel serait l'impact d'une récession plus grave. Deuxième élément qu'on a privilégié dans les stress tests, c'est de voir comment réagiraient les établissements à des chocs externes. Or ce qui s'est passé en Irlande, c'est que les banques ne sont plus à même de maîtriser les conséquences de l'éclatement de la bulle immobilière, qui ne fut pas une hypothèse de travail. Dire que les tests de résistance furent peu convaincants est donc inexact, puisque les champs d'analyse étaient différents du phénomène irlandais.

L'Echo: Le Portugal souffre aussi. Et l'Espagne fait face à une crise immobilière grave, à des banques également dans le pétrin, à une économie en difficulté. Avons-nous les reins suffisamment solides pour sauver un pays de cette taille?

Jean-Claude Juncker: La Grèce, le Portugal et l'lrlande représentent ensemble 6 % du PIB européen. L'Espagne à elle seule représente 11 %. Mais je ne crois pas qu'il soit sage que je participe à cette opération qui consiste à nous demander publiquement quel pourrait être le prochain Etat défaillant. Il n'y a aucun parallèle entre l'lrlande et le Portugal. Le Portugal a mis sur la table de son parlement un plan d'assainissement budgétaire assez conséquent. Et le secteur bancaire montre des signes de robustesse. Pour ce qui est de l'Espagne, je vois que le gouvernement a mis en place des mesures de consolidation budgétaire très stricte. Je crois donc que sur le plan des finances publiques, et le Portugal et l'Espagne ont su anticiper des remises en cause qui auraient pu les concerner.

L'Echo: Vous allez donc me dire que les marchés exagèrent.

Jean-Claude Juncker: On me dit toujours qu'il ne faut pas critiquer les marchés financiers. J'ai tout de même l'impression que l'analyse que font les marchés financiers, l'esprit grégaire qui les meut, se traduisent par des gestes qui ne sont pas tous rationnels.

L'Echo: Le Fonds européen de stabilité créé en mai n'a pas l'air de se calmer les marchés. Est-il suffisamment robuste?

Jean-Claude Juncker: Je constate que pendant les mois qui ont suivi sa mise en place, les marchés financiers se sont nettement calmés puisqu'on a considéré l'existence de ce parapluie de protection comme la volonté des pays membres de la zone euro de se doter d'un instrument qui puisse être actionné si la stabilité financière de la zone dans son ensemble était en danger. Elle le fut dans le cas de la Grèce, mais à ce moment-là, au printemps dernier, nous ne disposions pas encore de cet instrument. Le fonds tel qu'il existe nous permettra de réagir de façon convenable aux défis qui peuvent être lancés.

L'Echo: 2013 est la date où ce fonds arrive à échéance. Faudra-t-il le prolonger comme semblent le suggérer certains?

Jean-Claude Juncker: Je ne m'engage pas dans ce débat, certes intéressant, mais qui ne mène pas loin puisque notamment l'Allemagne a décidé, tout comme l'ensemble des pays concernés, de ne pas prolonger cet instrument-là au-delà de 2013 et de mettre en route un mécanisme permanent de résolution de crise après 2013. Même si certains peuvent considérer qu'il serait sage de prolonger l'existence de cet instrument, il y a des Etats membres qui voient cela d'un œil différent. De toute façon, la facilité ne cessera pas d'exister en 2013 puisqu'il faudra tout de même continuer un certain nombre d'opérations qui auront été engagées d'ici là. Donc Monsieur Regling (directeur exécutif du Fonds de stabilité européen, ndlr) ne sera pas mis au chômage après 2013. Il faut plutôt réfléchir à un mécanisme permanent de résolution de crise qui pourra prendre le relais.

L'Echo: On a beaucoup glosé sur la communication qui s'est faite sur ce futur mécanisme, notamment de l'Allemagne et de la France qui suggéraient la participation des investisseurs privés à ce fonds. Ce qui a ébranlé les marchés... ?

Jean-Claude Juncker: La décision que nous avons prise était très claire, mais a été annoncée d'une manière qui ne laisse pas penser que nous serions très doués en matière de discipline verbale... Nous avons décidé lors du Conseil européen d'octobre, de mettre ce mécanisme permanent de résolution de crise en place pour la période après 2013, et nous avons dit, dans les conclusions, que l'implication des investisseurs dans la résolution des crises devrait être un des éléments du paquet. Et nous avions bien précisé que l'implication des investisseurs, si jamais le mécanisme devait comporter un tel élément, ne commencerait à prendre effet qu'après la mi-2013 et ne concernerait pas le cas grec et maintenant irlandais. Comme certains gouvernements ont lourdement insisté sur la nécessité qu'il y avait de responsabiliser le secteur financier privé dans toutes sortes de résolution de crise, l'impression qui en résultait fut que cette implication pourrait déjà concerner la Grèce et maintenant l'lrlande, alors que tel n'a jamais été l'objectif. Jean-Claude Trichet (président de la Banque centrale européenne, ndlr) et moi-même avions averti nos collègues qu'une "surprononciation" de cet élément dans le mécanisme permanent de crise risquait d'irriter les marchés financiers. Il s'agit là d'une question ultrasensible. Ce à quoi nous avons assisté ces dernières semaines prouve à l'évidence que sur ces points-là, il ne faut pas faire de la politique, pour le dire simplement, mais qu'il faut traiter ce problème discrètement sans en faire un débat public.

L'Echo: Selon vous, cette communication hasardeuse a-t-elle provoqué la crise irlandaise?

Jean-Claude Juncker: Si vous donnez l'impression que la zone euro serait la seule zone monétaire au monde où l'implication du secteur privé dans la résolution d'une défaillance d'un Etat serait érigée en principe, ex ante et a priori, cela conduira nécessairement les investisseurs à se demander par trois fois si oui ou non ils vont investir dans les pays affaiblis de la périphérie de la zone monétaire. Je ne m'érigerai jamais en adversaire acharné d'une implication du secteur financier dans la résolution de crise. Mais il faut savoir que le Fonds monétaire international, qui a déjà une expérience certaine dans les résolutions de crise, n'a jamais considéré que, ex ante, l'implication du secteur privé devrait toujours faire partie d'un arsenal de résolution de crise.

L'Echo: La Belgique ne semble pas sortir de sa crise politique. Qu'en pensez-vous?

Jean-Claude Juncker: Je me suis juré de ne jamais porter de commentaire sur la crise politique belge. J'en parle beaucoup à des amis belges pour leur dire notamment que l'euro protège la Belgique de manière remarquable. Ce qui me fait dire que je ne regrette pas d'avoir remplacé le franc belgo-luxembourgeois par l'euro. Les spreads de l'Etat belge (écarts entre les taux de financement de l'Etat belge et les taux de référence en Allemagne, ndlr) seraient autrement plus punitifs et nous en pâtirions. La zone euro est l'une des seules zones à ne pas intervenir sur le marché des changes.

L'Echo: Comment voyez-vous la «guerre des devises» à laquelle se livrent plusieurs Etats du monde?

Jean-Claude Juncker: II est à l'honneur de la zone euro de ne pas se laisser aller à la perversité d'une politique de change compétitive. La Banque centrale européenne fait son travail de manière remarquable. Nous avons raison de nous entretenir de la politique de change dans nos contacts réguliers au niveau du G 7, et dans nos contacts bilatéraux avec les Américains, les Japonais et les Chinois. Je note que l'euro peut apparaître comme étant le seul élément d'ajustement dans ce magma de déséquilibres économiques globaux. Je ne crois pas que nous devrions unilatéralement nous équiper d'une politique de change qui apparaîtrait comme un élément d'amélioration de notre compétitivité. Il y a d'autres instruments politiques qui peuvent être actionnés pour corriger vers le haut la compétitivité globale de la zone euro.

L'Echo: N'êtes-vous pas déçu du manque d'actions concrètes proposées au G2 au début du mois à Séoul?

Jean-Claude Juncker: Je fais partie de ceux qui ne sont pas surpris par un manque de résultat sur ce point. Je note tout de même que les autorités chinoises qui, un jour, auront une monnaie flottante comme tout le monde, nous ont fait comprendre, le 19 juin, qu'elles étaient prêtes à flexibiliser davantage leur politique monétaire. Les progrès réalisés jusqu'à présent ne me semblent pas être d'une efficacité époustouflante. Nous voudrions qu'elles le fassent, d'une fa-çon graduelle, non pas brusque, mais sur une base aussi large que possible.

L'Echo: La Réserve fédérale US (Fed) vient de lancer unprogramme de rachat d'actifs de 600 milliards de dollars pour, dit-elle, relancer son économie. Ce nouveau flux de capitaux ne vient-il pas mettre de l'huile sur le jeu?

Jean-Claude Juncker: Je n'aime pas critiquer les décisions de politique monétaire. Mais sur ce point, je dois faire état de ma perplexité. La décision de la Fed revient à combattre la dette publique par une autre stratification de dette publique. Je ne suis pas convaincu que le problème des Américains est un manque de liquidité. Je n'exclus pas que ce geste puisse amener une dose supplémentaire d'inflation que je ne souhaiterais pas de mes vœux.

Je ne peux pas non plus exclure qu'il y ait un déplacement de ces liquidités vers d'autres territoires où elles viendraient accroître les problèmes que ces territoires connaissent déjà. Je ne figure donc pas parmi ceux qui seraient ultraconvaincus de la justesse et de la justification de cet acte politique monétaire.

L'Echo: Depuis 2007, on a connu une crise par an, ou en tout cas, la transformation continuelle d'une crise en une autre. Selon vous, quelle est celle qui nous attenden 2011?

Jean-Claude Juncker: Je perçois un salaire qui n'est pas celui de quelqu'un qui participe aux jeux spéculatifs. Comme président de l'Eurogroupe, je ne perçois d'ailleurs aucun salaire. Je ne suis donc pas payé pour alimenter les fantaisies et les imaginations des marchés financiers. L'année 2011 sera telle que si une nouvelle crise devait apparaître, nous pourrions réagir d'une façon appropriée.

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