"Une année plus riche en tensions que d'habitude". Interview de fin d'année avec le Premier ministre Jean-Claude Juncker (La Voix)

Dans l’interview de fin d’année du 31 décembre 2010 parue dans les colonnes de la Voix, Jean-Claude Juncker se montre satisfait quant aux résultats obtenus dans le cadre des deux bipartites. Il évoque aussi les tensions qui ont existé au sein du gouvernement soulignant " [...] qu’il n’est pas entièrement inhabituel que des ministres souhaitent poser des accents différents [...]". Il s'y exprime sur les actions menées par les syndicats suite à la modification des dispositions relatives aux allocations d’études et rejette l'image antieuropéenne dont on a affublé le gouvernement.


La Voix: Comment avez-vous vécu cette année pleine de tensions qu'a été 2010 et plus particulièrement celles liées a la tripartite?

Jean-Claude Juncker: J'ai constaté durant ces douze mois que la politique luxembourgeoise était plus riche en tensions qu'elle ne l'est habituellement et que les relations entre partenaires sociaux et gouvernement - et plus particulièrement encore celles des partenaires sociaux entre eux ont souffert parce qu'il n'a pas été possible de les amener aux intersections analytiques dont on a besoin pour planifier l'avenir en commun et prendre des décisions importantes. Politiquement parlant, je n'en ai pas souffert, car si on additionne les résultats obtenus lors des deux bipartites et que l'on s'imagine qu'on aurait obtenu ces résultats au sein de la tripartite, tout le monde en aurait conclu que le modèle luxembourgeois fonctionne bien. Sur un plan humain, j'ai dû malheureusement constater que dans les rangs de la coalition des personnes n'ont pas toujours brillé par solidarité l'une envers l'autre. Mais je me console en constatant que la coalition a adopté le budget de manière unanime, ce qui n'était pas quelque chose à laquelle on pouvait s'attendre il y a quelques mois encore, que la coalition a adopté le paquet de mesures d'épargne et de consolidation, ce qui n'était pas quelque chose à laquelle on pouvait s'attendre il y a quelques mois et que la réforme des soins de santé a été adoptée à l'unanimité, ce qui n'était pas non plus quelque chose à laquelle on pouvait s'attendre il y a quelques mois encore. Au final, en considérant les résultats de la tripartite - qui se traduisent par les deux accords bipartites - et les décisions politiques prises en toute cohérence, je suis satisfait. Malgré des étapes intermédiaires dont on aurait pu se passer parce qu'elles ont montré plus de désaccords que de consensus, je suis satisfait du résultat final. Ces tensions étaient d'ailleurs loin d'être aussi profondes que dans d'autres pays.

La Voix: Après une de ces réunions où les choses ont dû être mises au point au sein même du gouvernement vous êtes sorti et vous avez fait votre briefing. Suite à quoi un journaliste vous a demandé comment la situation allait continuer. Et vous lui avez répondu que le lendemain vous deviez aller à Bruxelles, car durant la réunion on vous avait informé qu'une réunion de crise était invoquée. Il était question de la situation financière grecque. Comment réussissez-vous à faire face à la fois à ces responsabilités tant à échelle nationale qu'internationale?

Jean-Claude Juncker: Contrairement à ce que croient beaucoup de personnes, je me suis occupé de manière très intensive des affaires ici au Luxembourg. Entre la fin janvier et le 15 décembre, j'ai vu les partenaires sociaux 19 fois. Je ne connais aucun autre Premier ministre en Europe qui voit les partenaires sociaux autant. J'ai régulièrement dû convoquer le gouvernement pour des séances spéciales afin de trouver la bonne voie. A côté de cela, en tant que président de l'Eurogroupe, j'ai dû faire face à la dramatique aggravation de la crise financière en Grèce et en Irlande, comme de manière plus générale dans la zone euro. C'est un défi pour l'organisation du temps de travail. Cette année, j'ai dû systématiquement comprimer en une demi-semaine le programme d'une semaine habituelle. Afin de réussir cela, il y a aussi le samedi et le dimanche...

La Voix: La coalition se connaissait depuis la dernière période législative et pourtant il a fallu du temps pour régler ces problèmes internes qui ont été débattus sur la place publique. Comment expliquez-vous cela?

Jean-Claude Juncker: Je n'ai jamais considéré un gouvernement comme une chorale où une personne donnerait le ton et les autres suivraient. Nous vivons dans une démocratie où la liberté d'opinion est de mise. Il n'est pas entièrement inhabituel que des ministres souhaitent poser des accents différents, voyez ce qui se passe en Allemagne, en Belgique ou aux Pays-Bas. Cela ne m'effraie pas, mais il faut trouver le bon moment pour soumettre son point de vue particulier à l'opinion publique et cela ne peut se faire aux dépens des autres et en aucun cas de ses collègues du parti. Ceux qui le font doivent vivre avec les conséquences qui en découlent.

La Voix: N'avez-vous jamais craint que la coalition ne rompe et qu'il faille organiser de nouvelles élections?

Jean-Claude Juncker: Je n'aurais pas trouvé opportun d'organiser de nouvelles élections en pleine crise économique et financière. Et je n'ai jamais vu la volonté dans aucun des deux partis de poser la question finale. Cela fait 28 ans que je suis membre du gouvernement et je considère tous les jours la possibilité qu'il puisse y avoir une crise gouvernementale, des élections et de ne plus faire partie du gouvernement. C'est une perspective qui, après tout ce temps, ne me fait plus peur et ce depuis longtemps.

La Voix: N'est-il donc pas sûr que ce gouvernement se maintiendra jusqu'en 2014?

Jean-Claude Juncker: Si! Le potentiel conflictuel dû à des déclarations faites par certains et le chemin tumultueux pris par la mise en place de l'opinion politique au sein du LSAP, a été surpassé. L'atmosphère entre personnes au sein du gouvernement est bonne, la collaboration entre les deux groupes parlementaires aussi. Je vois régulièrement les deux présidents de groupes parlementaires avec qui j'ai des relations d'amitié. Des divergences d'opinion reviennent régulièrement, mais l'important pour le gouvernement est, une fois les choses débattues, d'arriver à des résultats qui trouvent l'approbation du Parlement. Ce qui implique aussi beaucoup de dialogue entre partis. Mais on ne peut faire trop de tournées solo en tant que ministre sinon on finit par se retrouver seul.

La Voix: Et le malaise de Jeannot Krecké?

Jean-Claude Juncker: Jeannot Krecké a toute ma confiance, car c'est un ministre de l'Economie qui voit juste dans l'analyse, le diagnostic et la prospection. Je serais content s'il arrivait à s'imposer plus au sein de son propre parti. Mais qu'un ministre dise son ras-le-bol et qu'il puisse s'imaginer faire autre chose dans la vie augmente plutôt sa crédibilité qu'elle ne la détruit. Celui qui ne doute jamais de lui, celui-là doit se tenir à distance d'un poste de ministre. Et cela vaut aussi pour quelqu'un qui ne fait que douter.

La Voix: Vous ne faites donc partie d'aucune de ces deux catégories?

Jean-Claude Juncker: Je suis une personne qui se pose beaucoup de questions, dont celle de savoir si ce que je fais est juste. Et je me réponds à ces questions, mais je ne tiens pas à ce que la nation soit tenue au courant de tous mes états d'âme. Les gens ont tous des moments dans leur vie professionnelle parfois un peu plus difficiles et ils se demandent alors si ce qu'ils font est juste ou non. Ce n'est pas différent dans mon job. Je dois juste répondre plus vite aux questions.

La Voix: Sur le sujet de l'indexation automatique, par contre, le gouvernement a dû mettre de l'eau dans son vin.

Jean-Claude Juncker: Ce n'est pas mon impression. J'avais proposé de limiter l'indexation à deux fois le salaire minimum en temps de crise. Cela n'a pas été partagé par l'ensemble du gouvernement. Les socialistes comme les syndicats étaient contre. Le CSVet moi-même étions pour. Cela aurait été une bonne solution car ceux qui gagnent moins auraient été ménagés d'un point de vue matériel tandis que ceux qui sont au-dessus de ce seuil auraient dû temporairement faire un sacrifice. Et je continue de ne pas trouver normal que, suite à une tranche indiciaire, certaines personnes gagnent 350 euros de plus par mois alors qu'un détenteur du salaire minimum reçoit 480 euros de plus par an. En temps de crise où il faut savoir faire preuve de solidarité, j'étais d'avis que des personnes qui gagnent bien leur vie, et j'en fait partie, auraient pu avancer un peu plus lentement et que ceux qui ne gagnent pas beaucoup auraient pu continuer à évoluer normalement. Mais il n'a pas été possible de faire admettre ce principe aux socialistes et aux syndicats, de même qu'il était impossible de les convaincre d'enlever les produits pétroliers du panier de la ménagère. Ceux-ci sont très volatiles et, s'ils entraînent le déclenchement d'une tranche indiciaire, pénalisent notre économie car les entreprises doivent payer plus cher leur énergie et voient leur masse salariale augmenter sans qu'il n'y ait un lien de causalité avec l'augmentation de cette partie de l'inflation. Tout cela n'a pas été voulu. C'est pourquoi nous avons cherché une solution sur l'indexation automatique qui tienne la route, car selon le STATEC la prochaine tranche indiciaire sera déclenchée en juillet. Mais elle ne sera payée qu'en octobre. Il est étonnant que les syndicats aient accepté de faire cette concession parce qu'ils ont expliqué avant, pendant et après la tripartite qu'ils n'étaient pas prêts à discuter de modulation du système d'indexation. Malgré cela on a trouvé cet accord dans la bipartite, ce qui à mon avis n'a pas été assez apprécié par les représentants du patronat parce qu'ils sont partis du principe que la prochaine tranche indiciaire serait déclenchée en septembre. Même dans ce cas ils auraient toujours gagné un mois. Mais maintenant il semble qu'elle peut déjà être atteinte en juillet. Cet accord avec les syndicats fait donc du bien à l'économie et à la compétitivité. C'est pourquoi je suis d'avis que le gouvernement n'a pas mis d'eau dans son vin car il est formé de deux partis qui ont deux conceptions différentes de l'indexation. Dans ce sens il n'y avait pas de position du gouvernement, moi j'ai fait deux propositions durant la tripartite pour faire avancer les débats.

La Voix: Mais vous êtes convaincu qu'il faudra trouver une solution à long terme?

Jean-Claude Juncker: Je ne fais pas partie de ceux qui veulent abolir l'indexation automatique des salaires. Cela a toujours été ma position: je fais partie de ceux qui estiment qu'il faut adapter l'indexation automatique aux réalités économiques, cela au travers de discussions avec les partenaires sociaux. Je suis contre une abolition pure et simple. Mais ne je suis pas non plus favorable au maintien à tout prix de l'indexation dans son intégralité quand la situation économique ne le permet pas.

La Voix: Que vous ont inspiré les actions menées par les syndicats suite à la modification des dispositions relatives aux allocations familiales?

Jean-Claude Juncker: Il y a eu une action organisée non pas à cause des allocations familiales mais à cause des allocations d'études. C'est une question à laquelle on peut trouver une solution par l'explication. Des efforts sont consentis dans ce sens. Mais je n'ai pas apprécié qu'on ait tenté de dessiner une image antieuropéenne de ce gouvernement car dans ce domaine nous pouvons très bien faire face à nos trois voisins. Quelqu'un qui vit au Luxembourg et qui fait ses études dans un pays de l'Union européenne aura une bourse luxembourgeoise et un subside luxembourgeois. Donc aussi s'il suit ses études à Bruxelles, Namur ou Liège. Un Belge qui vit à Arlon et qui vient étudier à Luxembourg ne reçoit pas de bourse luxembourgeoise. Je pense dès lors que certains syndicats de la Grande Région auraient trouvé une meilleure adresse dans leurs propres pays qu'ici à Luxembourg pour se plaindre d'un comportement antieuropéen.

La Voix: On sait que la cohésion sociale est un sujet qui vous tient à cœur. Est-ce que ce débat vous a blessé?

Jean-Claude Juncker: Je ne vois pas où nous aurions altéré la cohésion sociale au travers de ce que nous avons fait car nous sommes l'un des rares pays qui considère les étudiants comme ayant des droits individuels et qui reçoivent pour cela un véritable salaire. Cela fait plus de 12.000 euros par an. Quant aux enfants de frontaliers qui perdent une partie des allocations familiales, ils peuvent profiter de leurs systèmes de bourses et subsides nationaux à condition qu'ils ne viennent pas à l'Université de Luxembourg. C'est pourquoi je ne considère pas que c'était une attaque contre la cohésion sociale.

La Voix: Est-ce dès lors un manque de communication?

Jean-Claude Juncker: C'est ce que l'on se dit toujours en politique quand on a du mal à imposer une position, on se dit qu'on l'a mal ou pas assez expliquée. C'est peut-être le cas. Mais j'ai eu des milliers de lettres et cartes de frontaliers et quand je vois tout ce qu'il y a été écrit je constate que les syndicats qui ont inspiré ces lettres ont mal expliqué la chose. Mais je ne peux répondre à tous individuellement, comme je ne peux répondre aux milliers de lettres que je reçois actuellement de l'Allemagne concernant les Eurobonds, sinon je ne ferais plus rien d'autre. J'ai reçu des représentants de syndicats de la Grande Région le 15 décembre et je leur ai proposé de se voir en janvier ou février pour discuter de ce problème.

La Voix: Que souhaitez-vous pour 2011?

Jean-Claude Juncker: Plus de sérénité collective lorsqu'il s'agit d'évaluer la situation dans laquelle se trouve le pays et plus d'engagement pour trouver des solutions dans le consensus.

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