Jean-Claude Juncker au sujet du rapport Werner et de l'Union économique et monétaire

I. Pierre Werner, artisan de la construction européenne

Elena Danescu: En ce jour du 27 janvier 2011, monsieur Jean-Claude Juncker, Premier ministre du Grand-Duché de Luxembourg, président de l'Eurogroupe, nous fait le grand honneur de nous recevoir au ministère d'État pour nous livrer son témoignage historique dans le projet de recherche "Pierre Werner et l'Europe". Monsieur le Premier ministre, bonjour.

Jean-Claude Juncker: Bonjour.

Elena Danescu: Infiniment merci de nous avoir reçus aujourd'hui. Permettez-moi de poser la première question sur Pierre Werner et vos relations avec Pierre Werner. Quand avez-vous rencontré Pierre Werner pour la première fois et quels souvenirs en gardez-vous?

Jean-Claude Juncker: Je l'ai rencontré de visu et de loin, je crois, au tout début 1974, lors de la campagne électorale. Il y avait des élections législatives en 1974, le 26 mai, que le parti de monsieur Werner a perdu. Et pour la première fois dans l'histoire du XXe siècle, il est passé dans l'opposition. J'assistais à une réunion de campagne, je crois. Il m'a salué, il m’a dit: "Qu'est-ce que vous faites dans la vie?" Je lui ai dit que j'étais en train de préparer mon bac et puis on s'est quittés sur ces paroles furtives. Et puis, j'ai mieux connu Werner lorsqu’en 1979, j'étais moi-même à l'âge de vingt-deux ans candidat aux élections législatives que Werner, pour le compte du Parti chrétien social, conduisait en tant que leader national du parti. Et par la suite, je l'ai mieux connu encore lorsque je suis devenu secrétaire parlementaire du Parti chrétien social en octobre 1979, alors que Werner avait retrouvé le poste de Premier ministre. J'ai beaucoup travaillé avec lui et je l'ai absolument connu lorsque je suis devenu secrétaire d'État dans son gouvernement, en décembre 1982.

Elena Danescu: Quels souvenirs gardez-vous de la collaboration que vous avez eue avec le Premier ministre Pierre Werner?

Jean-Claude Juncker: Enfin, j'avais un peu peur de lui, c'était un Premier ministre déjà chevronné, parce qu'il avait déjà été Premier ministre pendant quinze ans. Et puis après un passage dans l'opposition de 1974 à 1979, il est revenu au pouvoir. Il m'a appelé au gouvernement et donc j'étais très impressionné par ce personnage dont la réputation n'était plus à faire. Je préparais avec un sérieux estudiantin mes dossiers pour les réunions du Conseil des ministres, parce que j'avais toujours peur qu'il puisse me poser une question à laquelle je ne saurais pas répondre. Donc j'ai bossé comme un étudiant tous les dossiers qui figuraient à l'ordre du jour du Conseil des ministres. C'était un président du gouvernement exigeant, qui ne tolérait ni écart de langage ni non-savoir sur les dossiers qu’on traitait. C'est quelqu'un qui m'a appris une certaine façon de travailler très sérieusement.

Elena Danescu: Avez-vous souvenir de ce qu’aura été la vision de Pierre Werner sur la construction européenne?

Jean-Claude Juncker: J'ai beaucoup parlé avec Pierre Werner de l'Europe, déjà lorsque j'étais jeune militant au sein de mon parti, lui qui représentait dans nos rangs une certaine idée de l'Europe. Et puis, lorsque j'étais son ministre ou son secrétaire d'État, l'occasion me fut souvent donnée de discuter avec lui au niveau du Conseil des ministres ou en aparté lors des réunions de mon parti, ou en l'accompagnant à l'étranger parce que j'étais secrétaire d'État au travail et nous étions en négociation avec les gouvernements belge, français, allemand sur des questions sidérurgiques où l'aspect social de la maîtrise de la crise sidérurgique jouait un rôle essentiel. J'ai gardé de lui le souvenir d'un homme qui, bien que cela raisonne un peu surfait et banal, pensait que l'histoire de son pays, très naturellement, devait amener les Luxembourgeois à être très pro-européens, à vouloir l'intégration européenne à chaque instant. Il m'a appris, et je l'ai suivi dans cet enseignement, que le Luxembourg devait toujours être dans la tête de groupe de ceux qui voulaient plus d'Europe. Pour lui, l'Europe, comme pour tous les hommes et les femmes de sa génération, est une question de guerre et de paix. Il avait vécu la guerre, non pas en tant que soldat, mais employé dans une banque luxembourgeoise. Il avait vu le désastre de la non-Europe. Il avait largement contribué en tant que fonctionnaire et en tant que jeune ministre des Finances à la mise en place de la CECA – la Communauté européenne du charbon et de l'acier –, du Marché commun. Il avait contribué à mettre en place les fondements de la Politique agricole commune, s'intéressait toujours à la construction économique et monétaire de l'Europe. Donc lorsqu’il s'agit de l'Europe, je ne peux pas séparer le parcours de Werner avec la grande aventure de l'Europe à laquelle il a beaucoup donné.

Elena Danescu: Lui-même, il vous a influencé dans votre sensibilisation personnelle à la problématique européenne?

Jean-Claude Juncker: Enfin, j'étais déjà très sensibilisé à l'Europe par le parcours de mon père qui avait été soldat pendant la seconde guerre mondiale, incorporé de force, comme trois de ses frères, dans l'armée allemande. Donc très jeune enfant, j'avais appris par mon père, qui était ouvrier dans la sidérurgie, que l'Europe était une question de guerre et de paix. Et donc j'étais préparé pour entamer un parcours européen et pour participer à la partie du parcours européen qui fut celle de Pierre Werner. J'ai appris chez lui que dans le doute, il faut toujours, pour l'exprimer peut-être trop simplement, jouer la carte de l'Europe et non pas la carte nationale. Il m’a m’appris que dans les négociations européennes, il fallait savoir céder et fallait savoir concéder. Et que devant une bifurcation fondamentale, il fallait choisir la voie européenne et non pas la voie nationale. Puisque, disait-il, "les voies nationales finiront par se recouper avec les voies européennes". Les voies européennes sont toujours les plus vertueuses, parce qu'elles influenceront à terme les voies nationales qui seront plus sobres, plus pondérées, lorsqu'elles auront été européennes depuis le début. Alors que c'était quelqu'un qui savait défendre avec acharnement là où il fallait les intérêts nationaux luxembourgeois. L'Europe et la construction de l'Europe ne veulent pas dire qu'il faille renoncer aux desiderata nationaux, aux convictions nationales. L'Europe est l'intersection vertueuse entre l'intérêt européen lointain et l'intérêt national immédiat.

Elena Danescu: Alors, Pierre Werner a laissé son empreinte dans la construction européenne par le plan qui porte son nom, le "plan Werner", le plan d'une Union économique et monétaire par étapes. Vous a-t-il parlé des travaux du comité Werner à l'époque?

Jean-Claude Juncker: Il m'en a parlé, lorsque j'étais jeune secrétaire d'État, puis toujours jeune ministre du Budget, et toujours jeune ministre des Finances. Je suis devenu ministre des Finances en 1989, alors que Werner avait quitté le pouvoir depuis cinq ans. C'était l'époque où commençaient les travaux du comité Delors et, bien naturellement, je me suis bien intéressé à lui pour avoir des renseignements, pour mieux connaître la genèse, l'histoire, la lente naissance de cette idée qui voulait que l'Europe se dote d'une monnaie. Il m'a retracé, amicalement, paternellement, le cheminement de sa pensée depuis le milieu des années cinquante, où il a commencé à s'intéresser de plus près à la chose monétaire, à la dimension européenne et la chose monétaire. J'ai beaucoup appris chez lui.

Elena Danescu: Après l'abandon du plan Werner ou après sa mise entre parenthèses, avez-vous eu encore des discussions avec lui? Connaissez-vous ses sentiments à l'époque?

Jean-Claude Juncker: Oui, enfin, je l'ai accompagné, en partie, pendant la période entre 1974 et 1979 où il était chef de l'opposition et non plus Premier ministre. Donc il avait beaucoup plus de temps pour parler aux jeunes, et je l'ai souvent accompagné même à l'étranger lorsqu'il donnait des conférences sur le plan Werner et sur les suites que, d'après lui, il aurait fallu qu'on lui accorde. Je me souviens qu'étudiant à Strasbourg, j'ai visité deux ou trois réunions où il faisait des discours sur le plan qui portait son nom. Et j'ai remarqué chez cet homme un engagement sans faille et un non-découragement à l'égard du plan qu'il avait mis en place. Werner n'a pas cessé de plaider l'Europe et la monnaie unique, même du temps où il n'était pas au pouvoir.

Elena Danescu: Le 31 décembre 1998, à la veille de l'entrée en vigueur de l'euro scriptural, de la tribune du Conseil extraordinaire Ecofin, vous adressez à Pierre Werner un vibrant message personnel en luxembourgeois. Qu'est-ce qui a motivé cette démarche?

Jean-Claude Juncker: L'histoire. Puisque l'histoire de l'euro est inséparable de l'œuvre de Pierre Werner et le jour où nous avons introduit l’euro au 1er janvier 1999 – nous nous réunissions en tant que ministres des Finances à la Saint-Sylvestre 1998 –, il me parut normal de m'adresser, à partir de Bruxelles, à celui qui doit être considéré comme l'un des pères fondateurs de l'euro, sinon le père fondateur de la monnaie unique. Et je savais que j'allais le revoir le soir même à Luxembourg où l’on fêtait l'introduction de l'euro. Cela m'est apparu comme un devoir filial.

Elena Danescu: On ne pourra pas s'empêcher de faire un parallèle entre la carrière de Pierre Werner et la vôtre. Entré au gouvernement à un jeune âge, vous poursuivez un parcours politique similaire. Vous vouez un intérêt particulier aux mêmes questions. La monnaie, l’économie, le progrès social. Et vous témoignez de la même ardeur pour faire avancer l'Europe. Vous vous considérez vous-même comme un continuateur, comme un fils spirituel de Pierre Werner?

Jean-Claude Juncker: Plus comme un fils spirituel que comme un continuateur, parce que je ne voudrais pas qu'on me compare à ce géant de la politique européenne que fut Werner. Mais rien de ce que j'ai pu faire en Europe n'aurait été possible sans l'enseignement qui me fut prodigué par Pierre Werner. C'est une tradition d'ailleurs profondément ancrée dans le comportement fondamental de mon parti politique, de ma famille politique, les démocrates-chrétiens, notamment au Luxembourg, qui étaient toujours depuis le début des fervents partisans de la construction européenne. Et personne dans mon parti ne peut prétendre à des fonctions de dirigeant s'il ne participe pas à cet élan continental qui veut que nous nous attelions chaque jour davantage pour faire en sorte que le continent évolue dans le bon sens. Donc oui, fils spirituel, oui. Quelqu'un qui s'est senti impressionné, inspiré par l'itinéraire européen de Pierre Werner.

II. L'UEM en marche: du rapport Delors au traité de Maastricht

Elena Danescu: Passons, si vous le voulez bien, à quelques questions liées à l'Union économique et monétaire, dont vous êtes acteur et témoin privilégié. Vous devenez ministre des Finances en juin 1989 au moment où démarre la première phase de l'Union économique et monétaire. En 1991, en tant que président en exercice du conseil Ecofin, vous devenez l'un des principaux artisans du traité de Maastricht, notamment du volet sur l'Union économique et monétaire. Aviez-vous eu aussi l'occasion de suivre de près les travaux du comité Delors et dans quelle mesure le rapport du comité Delors avait-il préparé la voie de l'Union économique et monétaire?

Jean-Claude Juncker: Le gouvernement luxembourgeois exerçait la présidence de l'Union européenne, qui n’était pas encore l'Union européenne mais les Communautés européennes, de janvier à juillet 1991. Et le Premier ministre de l'époque, monsieur Jacques Santer, m'avait demandé en tant que ministre des Finances de conduire les travaux de la conférence intergouvernementale sur le volet monétaire de ce qui allait devenir le traité de Maastricht, alors que lui était ministre du Trésor et aurait dû en fait prendre cette responsabilité, mais je lui suis jusqu'à ce jour reconnaissant de m'avoir chargé de ce travail qui fut difficile. Et comme je savais que Jacques Santer avait l'intention de me demander de présider le Conseil et donc la conférence intergouvernementale pendant le premier semestre 1991, je me suis tout naturellement, spontanément, par goût et par nécessité, intéressé aux travaux du comité Delors qui fut mis en place lors du Conseil européen, je crois, d'Hanovre en 1988. Et moi, je connaissais déjà bien Delors, parce qu'en tant que ministre du Travail que je fus, l'occasion m'était souvent donnée de le rencontrer puisque nous parlions tous les deux des interrelations qu'il y avait entre le marché intérieur et le grand marché, le marché unique et la dimension sociale de l'Europe – domaine du marché intérieur et politique sociale, où nous nous découvrions très rapidement des vues communes. Donc j'avais noué une espèce d'amitié, déjà à l'époque, avec Delors, qui est devenue une vraie amitié par la suite. Et donc je suivais les travaux de son comité, qui d'ailleurs fut largement inspiré par les travaux du comité Werner qui a conduit au plan Werner puisque Delors, tout comme Werner, et Delors parce que Werner l'avait préfiguré, avait envisagé la mise en place de la monnaie unique par la mise en place de trois étapes distinctes dans le temps et dans la substance de ce qu'il fallait faire au cours de la durée de ces différentes étapes. Il y a beaucoup de ressemblances entre les travaux du comité Delors et l'esquisse qui fut plus qu'une esquisse, puisque ce fut un plan de monsieur Werner, et d'ailleurs les deux se sont toujours entendus lorsqu'ils se sont parlé. J'avais le rare privilège parfois d'assister à leurs entretiens sur l'essentiel des choses.

Elena Danescu: Quels furent les points ou les moments les plus sensibles au cours des travaux de la conférence intergouvernementale sur l'Union économique et monétaire?

Jean-Claude Juncker: Moi, j'ai présidé, comme je vous l'ai dit, pendant six mois la conférence intergouvernementale. Et, bien sûr, j'ai assisté aux réunions de la conférence intergouvernementale pendant le deuxième semestre de l'année 1991, sous présidence néerlandaise où mon ami et futur Premier ministre néerlandais Wim Kok dirigeait les travaux. Enfin, nous étions très souvent ceux qui y croyaient et nous étions très peu nombreux au début désespérés de voir que les choses n'avançaient pas avec la célérité venue. Il y avait tellement de difficultés à vaincre, tellement de résistances à dominer que ce fut pendant cette année 1991 et notamment pendant la période du premier semestre 1991 où je présidais les travaux que nous travaillions avec acharnement chaque jour à la mise en place du traité de Maastricht. Moi, je me rappelle que le moment où j'ai dû jeter le pont entre les conceptions allemande représentée par Kohl et par son ministre des Finances Waigel et française représentée par le président Mitterrand et son ministre des Finances Pierre Bérégovoy fut un moment où parfois je me disais que je n'y arriverais pas. Parce que les conceptions allemande et française divergeaient sur de très nombreux points et notamment sur la plus ou moins grande indépendance qu'il faudrait que l'on accorde à la Banque centrale européenne, idée de l'indépendance de l'autorité monétaire totalement étrangère aux traditions de la France. Idée absolument nécessaire aux yeux des Allemands, qui transportait la tradition d'après-guerre allemande. Jean-Claude Trichet, qui était directeur du Trésor au ministère des Finances français, d'ailleurs n'aimait pas beaucoup l'idée de l'indépendance de la Banque centrale européenne. Il faut dire qu'il a bien appris sa leçon depuis. Un autre moment difficile fut celui où, en mai 1991à Luxembourg, lors d'un conseil informel du ministre des Finances, j'ai proposé pour la première fois l'opting out britannique, qui fut une idée jusqu'à ce jour inconcevable, puisque l'idée, en fait, était que tous les membres de l'Union européenne, de ce qui allait devenir l'Union européenne, fassent partie de la zone monétaire. J'avais préparé l'introduction de cette idée dans les débats, dans les réunions particulières avec les gouvernements néerlandais, français et allemand qui étaient les principaux acteurs de la conférence intergouvernementale, tout comme avec le gouvernement italien dont le ministre du Trésor à l'époque était monsieur Guido Carli. Et j'ai dû le faire parce que les Britanniques avaient un autre plan dont on ne parle plus. Ils voulaient introduire une monnaie parallèle, une hard currency, un plan concocté par mon ami John Major, sous l'égide encore de Margaret Thatcher. Margaret Thatcher, qui a démissionné pendant l'année 1991, et qui fut remplacée par John Major qui est devenu Premier ministre. Et comme je ne voulais pas que les autres gouvernements tombent amoureux de cette idée britannique, et comme je ne voyais pas comment on pouvait concilier les idées que nous avions, Waigel, Bérégovoy, Maystadt, le ministre des Finances belge, Kok le ministre des Finances néerlandais, tout comme leur président, Premier ministre et chancelier, je me devais de balayer cette idée britannique de la table. Et comme je ne pouvais pas, comme je viens de le dire, concilier les idées britanniques et les idées continentales, si j'ose dire, il fallait trouver un moyen pour enlever de l'importance au problème britannique. Et le seul moyen pour enlever de l'importance au problème britannique et pour les Européens du continent et pour les Britanniques, était d'offrir cet opting out aux Britanniques. Idée qui fut immédiatement reprise par Jacques Delors avec lequel j'avais bien sûr préparé cette affaire. C'est d'ailleurs l'opting out britannique qui, pendant des mois, alors que je l'avais inventé, a connu une certaine réputation en Allemagne comme étant le plan Delors. Ce ne fut pas le plan Delors. Ce fut le mien! Jacques Delors sera le premier à vous le concéder puisqu'il décrit le déroulement exact des choses dans ses mémoires. Mais ce fut en fait le seul moyen pour avancer. Je me rappellerai toujours que le chancelier de l'Échiquier, monsieur Norman Lamont, est venu me voir avant la fin de la réunion pour me dire qu'il ne faudrait pas que vers l'extérieur je dise que j'aurais proposé l'opting out pour les Britanniques parce que, disait-il, «pour le gouvernement britannique, c'est la bonne idée, mais le moment pour la lancer est mauvais parce que nous voulions pouvoir l'annoncer comme une victoire britannique à la fin de la conférence intergouvernementale en novembre, décembre». Ce qui fit que je n'ai rien dit à la presse, monsieur Delors a expliqué la chose. Ce qui avait pour résultat que cette idée a pendant un certain moment porté son nom, mais d'ailleurs elle a beaucoup gagné à porter son nom, parce que pouvoir présenter l'idée de l'opting out comme étant aussi l'idée de monsieur Delors aidait beaucoup au Parlement européen et ailleurs pour faire accepter cette anomalie en fait qui consiste à dire à un État membre qu'il n'est pas obligé de suivre la volonté commune des autres.

Elena Danescu: Vous avez mentionné tout à l'heure les débats qui étaient autour de la problématique de la politique de la Banque centrale européenne. Le rapport Delors puis le Traité de Maastricht prévoient l'indépendance de la Banque centrale et la priorité au maintien de la stabilité des prix. Quel regard portez-vous sur ces questions ainsi qu'à l'égard de la politique monétaire de la Banque centrale européenne?

Jean-Claude Juncker: Je ne commente jamais la politique monétaire de la Banque centrale européenne, puisque la Banque centrale fixe ses objectifs de politique monétaire en toute indépendance, donc les gouvernements n'ont pas à commenter la politique monétaire. Je dirais en un seul mot que, globalement, je suis satisfait de la direction générale qu'a prise la politique monétaire de la Banque centrale européenne. Nous avons, au moment de la rédaction du traité de Maastricht et déjà pendant le premier semestre sous présidence luxembourgeoise de l'année 1991, fait un choix. Nous avons sous forte influence allemande donné un objectif central à la politique monétaire et donc à la Banque centrale européenne. C'était de faire en sorte que la stabilité monétaire soit le premier devoir de la Banque centrale européenne. En fait, la Banque centrale européenne n'a pas d'autres objectifs que celui de la stabilité monétaire. Elle est engagée, de par le traité, à tout faire pour concourir au succès des politiques économiques que mettent en place les États membres de l'Union européenne. Mais l'objectif de la Banque centrale est celui de la stabilité des prix. Cela est dû au fait que les Allemands, abandonnant le deutschemark, et les Allemands ayant une peur terrible devant l'inflation, ayant perdu au cours du XXe siècle à deux reprises tout leur patrimoine, l'ensemble de leur patrimoine national, il est évident que la lutte contre l'inflation et non pour la stabilité des prix devait être l'objectif central sinon exclusif de la Banque centrale européenne. C'est le choix que nous avons fait. La Banque centrale américaine a d'autres d'objectifs, elle doit aussi contribuer à la croissance, à l'emploi. La Banque centrale européenne n'a pas cette panoplie, cette palette de missions mais seulement celle de la stabilité des prix. Je crois tout compte fait que nous avons fait le bon choix, parce que la Banque centrale, au cours de la crise que nous traversons depuis 2008, a su montrer qu'elle avait suffisamment d'imagination pour pouvoir assumer son rôle à l'intérieur de cet objectif central, sans oublier et sans perdre de vue d'autres objectifs politiques économiques.

III. Le pacte de stabilité et de croissance et la coordination des politiques économiques

Elena Danescu: Si l'Union monétaire est un succès, on a pu regretter l'absence d'une véritable coordination des politiques économiques, voire d'un gouvernement économique. Est-ce dû à une faiblesse de base dans les traités, à un manque de volonté politique ou à des divergences idéologiques?

Jean-Claude Juncker: Aux trois. Il faut savoir qu'en février, mars, avril 1991, nous discutions beaucoup de la coordination des politiques économiques. Et déjà à l'époque, il y avait deux écoles. Il y avait ceux qui pensaient que la monnaie unique ne pouvait devenir un succès qu'à la condition que les politiques économiques des États membres formant la zone monétaire soient davantage intégrées. Il y avait ceux qui plaidaient la cause de l'harmonisation fiscale, sociale, d'une certaine façon économique, la plus poussée possible. Il y avait ceux qui, comme Bérégovoy, le ministre belge Maystadt et moi-même, arguaient en faveur d'une coordination politique très approfondie et ceux qui, comme les Allemands, les Néerlandais et d'autres, pensaient que la coordination des politiques économiques s'instaurerait de façon naturelle d’une certaine façon, comme une conséquence naturelle de la mise en place de la monnaie unique. On a vu que tel ne fut pas le cas. Notamment parce que les Néerlandais, les Allemands et d'autres ne voulaient rien entendre de la coordination des politiques économiques jusqu'au jour où en décembre 1997, devenu président de l'Union européenne, je proposais au Conseil européen une décision du Conseil, une résolution du Conseil sur le renforcement des politiques économiques où nous énumérions tous les domaines où il devrait y avoir une coordination des politiques économiques. Il faut dire que les États membres n'ont pas suivi avec l'enthousiasme voulu les sages décisions que nous avions prises en décembre 1997 lorsque nous avons mis en place l'Eurogroupe et donc les modalités du renforcement de la politique économique. Il y a une tradition française plus étatique, si vous voulez, qui veut que les gouvernements fassent connaître leurs intentions en matière de politique économique et leur adjoignent les mécanismes qui leur permettent de traduire en réalité politique leurs pensées économiques. Il y a une autre tradition qui est allemande, néerlandaise, qui veut que les gouvernements ne s’immiscent pas trop dans le déroulement des processus économiques. Aujourd'hui, nous sommes un peu plus loin dans notre pensée, le cheminement des raisonnements des uns et des autres se recoupe pour considérer intersectionnellement que la coordination des politiques économiques, pour la mise en œuvre de laquelle l'Eurogroupe fut mis en place, était insuffisante.

Elena Danescu: Dans quelles circonstances et pour quelles raisons fut adopté le pacte de stabilité et de croissance en 1996?

Jean-Claude Juncker: C'est une longue histoire, qui est notamment due à un débat de politique intérieure, un débat académique en Allemagne. En Allemagne, nombreux étaient ceux qui pensaient que le simple énoncé des critères de convergence tels que nous les avions retenus dans le traité de Maastricht, donc dans les textes d'application du traité de Maastricht, ne suffirait pas pour garantir à terme la stabilité de la monnaie unique, et notamment la stabilité des prix. Et donc face à cette forte opposition interne à l'Allemagne, le ministre des Finances de l'époque, monsieur Waigel, a proposé un pacte de stabilité dont la France ne voulait pas, dont l'Italie ne voulait pas, dont la Belgique ne voulait pas et que les Pays-Bas et nous-mêmes avons en fait voulu parce que nous pensions, comme l'Allemagne, que le traité, s’il ne connaissait pas un prolongement du genre raffermissement des règles à l’intérieur d’un pacte de stabilité, ne suffirait pas pour garantir la stabilité des prix. Mais ce fut un long débat difficile, tumultueux avec cris, vociférations et sorties de salle, mais finalement nous sommes arrivés à le conclure.

Elena Danescu: Quel fut votre rôle personnel dans la négociation de ce pacte?

Jean-Claude Juncker: Les oppositions entre la France et l'Allemagne sur ce point qui concerne la mise en place du pacte de stabilité étaient très profondes. La France, le président de l'époque, Chirac, puisque nous sommes déjà en 1995-1996, ne voulait absolument rien entendre de la mise en place de ce pacte de stabilité, parce qu'il pensait que le traité, étant clair et que les critères de convergence ayant été énoncés, il n'y avait aucune nécessité pour repréciser la signification et l'étendue exacte des critères de convergence, alors que le chancelier Kohl et son ministre des Finances Waigel, d'ailleurs sous la pression de l'aile bavaroise CSU de la démocratie-chrétienne et devant une certaine forme de réticence des sociaux-démocrates allemands pour adopter la monnaie unique, pensaient indispensable la précision des critères de convergence. La France ne voulait pas se soumettre à des règles qui dépassaient en intensité les règles du traité et l'Allemagne voulait absolument que tous les pays se soumettent à des règles plus complètes que celles qui figurent dans le traité. Et donc j'ai négocié entre la France et l'Allemagne cet aspect des choses pour proposer aux deux que l'Allemagne continue à exiger que tous se soumettent à la réglementation qui complète le traité et que la France accepte en son propre nom, et non pas parce que les autres l'exigeraient, de se soumettre à ces mêmes règles. Finalement, les deux n’ont pas respecté le pacte.

Elena Danescu: Comment la mise en œuvre de ce pacte a évolué jusqu'à ce jour et surtout, compte tenu des circonstances de la crise économique et financière, est-il destiné encore à évoluer?

Jean-Claude Juncker: Le premier pacte, version 97, était très strict et ne laissait que peu de marche de manœuvre aux gouvernements nationaux pour répondre aux critères, notamment du déficit, les 3 % de déficit que les textes d'application du traité avaient prévus. En 2003, ni la France ni l'Allemagne ne respectaient le pacte, mais violaient la règle du déficit qui devait, d'après le traité et les textes d'application, se limiter à 3 %. Ce fut la première crise du pacte. Et puis, redevenu président du Conseil européen, j'ai tout fait pour réformer et amender le pacte de stabilité auquel il fallait donner une grille de lecture plus économique. En fait, nous disions en 2005, et heureusement, que si récession il devait y avoir, le respect de la règle des 3 % et de la règle des 60 % en matière de dettes publiques ne devait pas être appliqué avec la même rigueur qu'en période de haute conjoncture. Nous distinguons dans la réforme du pacte de 2005 les périodes de bonne conjoncture et les périodes de mauvaise conjoncture. Si nous n'avions pas changé les règles du pacte et si nous avions appliqué le pacte tel qu'il fut dans sa première mouture, seize des dix-sept membres de l'Eurozone, à l'heure où nous sommes, en janvier 2011, ne respecteraient pas le pacte. Et certains de ces pays devraient payer des sanctions parce que violant le pacte de stabilité. Finalement, la réforme du pacte a montré qu'elle fut bonne et maintenant nous devons reréformer le pacte pour renforcer le volet préventif du pacte. Ce qui veut dire qu'à partir du moment où un pays membre, même s’il respecte les règles du traité du pacte, est en train de diverger par rapport à ces règles, il ne peut pas démontrer qu'il est à même de maîtriser sur le moyen et long terme la conduite de ses politiques budgétaires et la solidité de ses finances publiques. Nous devons maintenant renforcer ce volet préventif en prévoyant des procédures qui nous permettent d'avertir, voire de sanctionner les pays membres qui, même en respectant les critères, sont en train de se lancer sur une trajectoire qui ne leur permettra pas de les respecter sur le long terme.

IV. UEM: Zone euro à géométrie variable

Elena Danescu: Dans le contexte de ce concept opting out, qu'est-ce que vous pensez aujourd'hui à propos des États comme le Royaume-Uni mais aussi la Suède qui sont plus réticents à faire partie de la zone euro?

Jean-Claude Juncker: Oui, enfin, le Royaume-Uni et le Danemark ont une dérogation par rapport au traité, la Suède n'en a pas. Le traité dit que les États membres qui remplissent les critères d'adhésion de la zone monétaire doivent le faire. La Suède se prend quelques libertés par rapport à cette disposition claire, limpide du traité. Mais nos amis britanniques et danois ont fait le choix dès le début d'exiger, suite à cette idée de l'opting out, une dérogation voulant dire qu'ils ne seraient pas obligés, ces deux pays-là, à adhérer à la zone monétaire s’ils remplissaient les critères. Je crois que fondamentalement ces deux pays ont tort. Je suis convaincu que le Danemark d'abord, et le Royaume-Uni plus tard, feront partie de la zone monétaire européenne. Je crois d'ailleurs que les deux, et ils l’avouent en petit comité, sont largement appuyés dans l'orientation de leur politique économique par la stabilité monétaire qui les entoure. Si nous étions toujours dans la logique du système monétaire européen avec des réévaluations, des dévaluations compétitives nombreuses, parce qu’elles furent nombreuses depuis la mise en place du système monétaire européen, la stabilité monétaire ne serait pas de ce continent. Et donc, les économies britannique et danoise souffriraient beaucoup, tout comme celle qui est suédoise, de l'instabilité monétaire qui caractériserait, si l'euro n'existait pas, la situation monétaire en Europe. Nous serions au plus profond de tous les chaos monétaires imaginables, si nous n'avions pas l'euro. Et le Royaume-Uni, le Danemark et la Suède profitent, et largement, de la stabilité monétaire que l'euro a su donner à l'Europe.

Elena Danescu: Une conséquence de la participation à géométrie variable à la monnaie unique est la création de l'Eurogroupe qui voit le jour sous présidence luxembourgeoise en 1997. En septembre 2004, vous devenez le premier président permanent de l'Eurogroupe, et vous êtes plusieurs fois reconduit dans cette fonction. Depuis la reconnaissance de cet organe informel dans le traité de Lisbonne, vous y avez été formellement élu pour un mandat de deux ans et demi. Pourriez-vous nous expliquer ce qu'est exactement l'Eurogroupe, son rôle et comment il a évolué au fil du temps?

Jean-Claude Juncker: La Banque centrale européenne est en charge de la politique monétaire qu'elle exécute d’une façon indépendante. L'Eurogroupe est en charge de la coordination des politiques économiques qu'il coordonne d'une façon moins articulée que la politique monétaire définie par la Banque centrale européenne. L'Eurogroupe est un groupe informel, parce que ceux qui ne sont pas membres de la zone euro n'aimaient pas voir prendre corps l'Eurogroupe parce qu'ils se sentaient exclus du cœur même de la coordination des politiques économiques en Europe. Donc l'Eurogroupe est devenu un groupe informel qui, maintenant, avec le traité de Lisbonne, a reçu un statut rehaussé mais qui, en principe, reste informel. D'où la difficulté pour décrire vers l'extérieur tous les choix de politiques économiques qui sont faits à l'intérieur de l'Eurogroupe, d'où la difficulté d'expliquer aux autres le genre de débats que nous avons entre nous, d'où la difficulté de ne pas pouvoir expliquer les débats que nous consacrons à l'aplanissement des divergences banco-économiques qui existent entre les différents États membres de la zone euro, qui constituent en fait le vrai problème qui pourrait menacer la cohésion de la zone euro si le phénomène s'amplifiait. Mais l'Eurogroupe est une instance où les gouvernements se disent les choses qu'ils ne se diraient jamais en réunion formelle du Conseil. Nous avons entre nous des propos et des échanges très francs, brutaux parfois où nous discutons entre nous comme si nous étions un gouvernement national. C'est une instance qui a montré son utilité, mais qui n'a pas pu montrer toute son utilité.

Elena Danescu: Quels types de relations s'établissent entre l'Eurogroupe et le Conseil Ecofin?

Jean-Claude Juncker: Je fais, comme on dit dans un mauvais franglais, les débriefings des travaux de l'Eurogroupe au début de chaque réunion de l'Ecofin, parce que nous voudrions que ceux qui ne font pas partie de la zone euro sachent quelles ont été nos décisions. L'Eurogroupe se réunit la veille au soir des réunions de l'Ecofin. Les ministres des Finances des vingt-sept se réunissent les mardis, l'Eurogroupe, les dix-sept ministres se réunissent le lundi soir, et en début de réunion le mardi matin, j'informe les collègues non-euro du progrès de nos travaux et de la nature de nos travaux, et nous discutons avec ceux qui ne sont pas membres de la zone euro les différents choix qui ont été opérés par l'Eurogroupe. Je ne voudrais pas qu'il y ait un fossé trop large entre les préoccupations, notamment économiques, des membres de la zone et de tous les membres de l'Union européenne. L'Europe est une construction à vingt-sept et les dix-sept qui font partie de l'Eurozone ont entre eux des relations plus intimes que les autres, mais on peut parfois parler aux autres des intimités plus développées.

V. L'avenir de l'euro

Elena Danescu: Avez-vous craint une menace pour la survie de l'euro?

Jean-Claude Juncker: Non, je n'ai jamais participé à ce genre de débat morbide, je ne crois pas que l'euro soit menacé quant à son existence et quant à sa permanence. En 2008, 2009, 2010, 2011, nous avons vécu, nous sommes en train de vivre, non pas une crise de l'euro, mais une crise de la dette publique dans certains États membres de la zone euro. Nous devons tout faire pour amener ces pays à une situation globale en matière de finances publiques qui soit plus satisfaisante et plus en ligne avec les exigences qu’impose l'appartenance à une zone monétaire. Mais l'euro n'est pas menacé quant à son existence. D'ailleurs, l'euro est resté, tout au long de la crise, une monnaie stable qui, bien sûr, a souffert de la volatilité des taux de change, mais qui jamais ne fut réduit au stade d'une monnaie faible. Nous sommes en fait avec notre euro détenteur de la monnaie la plus forte au monde.

Elena Danescu: Quel regard portez-vous avec l'expérience d'aujourd'hui sur l'avenir de l'Union économique et monétaire?

Jean-Claude Juncker: Enfin, je crois que les États membres qui font partie de la zone euro doivent mieux apprendre à gérer, d'une façon collective et solidaire, la monnaie unique. Être membre d'une union monétaire, partager avec d'autres une même monnaie qui est européenne et nationale à la fois exige de ceux qui en sont les copropriétaires une exigence de solidité et une exigence de solidarité. Tous les États membres doivent respecter les mêmes règles, ils le font insuffisamment, et tous les États membres doivent être en principe prêts à œuvrer dans le sens de la solidarité avec les autres. Nous sommes une communauté de destin. On ne partage pas une monnaie sans partager l'essentiel de la substance qui donne corps à l'Union européenne

VI. Le rôle du Luxembourg dans la construction européenne

Elena Danescu: Monsieur le Premier ministre, permettez moi de revenir avec une question synthétique liée au Grand-duché de Luxembourg. Quel bilan tirez-vous du rôle du Grand-duché du Luxembourg dans la construction européenne et notamment dans le processus d'intégration économique et monétaire?

Jean-Claude Juncker: Enfin, moi, pour y avoir participé, j’ai une tendance à surdimensionner probablement l'influence du Luxembourg, mais en matière politique économique et monétaire, il faut tout de même dire que notre influence a dépassé les limites que nous imposent normalement la démographie et la géographie. Nous avons, avec la pensée monétaire de Werner, développée au cours des années soixante, le plan Werner adopté en 71, qui était parmi ceux qui furent sur les fonds baptismaux de l'Union monétaire. Nous avons conduit la conférence intergouvernementale qui aboutissait au traité de Maastricht et donc à l'Union monétaire. Nous avons été ceux qui ont su jeter le pont entre les conceptions allemande et française au moment où elles divergeaient assez sérieusement. Nous avons mis en place l'Eurogroupe et une première approche en matière de politique de coordination économique. Nous présidons l'Eurogroupe et donc nous sommes présents à toutes les étapes importantes dans la construction de l'Union monétaire, et d’une façon plus générale, le Luxembourg, suivant en cela le précieux enseignement de Pierre Werner, était toujours là où se formait et se transformait la volonté d'être de plus en plus intégré en Europe. Là où l’on trouve le maximum d'Europe, on trouve toujours le Luxembourg. Nous sommes le seul pays qui était toujours là, avant les autres, lorsqu’il s'agissait de l'ambition européenne.

Elena Danescu: Quels sont les intérêts vitaux que le Luxembourg a dû, sous Pierre Werner, et doit encore aujourd’hui préserver dans la construction européenne?

Jean-Claude Juncker: Enfin, je crois que l'intérêt principal qui est européen et national à la fois, consiste à faire en sorte que l'ambition européenne ne s'affaisse pas, ne retombe pas, ne s'amenuise pas, ne s'affaiblisse pas. Il n'y a pas de distinction à faire entre les grandes affaires européennes et les affaires luxembourgeoises. Les affaires luxembourgeoises prennent du sens parce qu'elles s'inscrivent dans un contexte européen. Les affaires européennes deviennent digérables pour le Luxembourg parce que nous nous sentons englobés dans ce vaste mouvement continental que constitue l'Union européenne. Mais il y a parfois des intérêts nationaux qui pour un instant peuvent paraître s'opposer à l'intégration européenne. Pendant longtemps, il y avait un différend entre le Luxembourg et certains de ses partenaires sur des questions fiscales. Non pas sur le fond mais sur le moment où il fallait donner un profil plus européen aux questions fiscales. Il y avait pendant de longues années la lutte pour les intérêts luxembourgeois en matière de siège pour les institutions européennes. C'étaient deux combats que Werner a dû mener et que moi je n'ai pas menés avec le même enthousiasme parce qu’étant au gouvernement à une autre époque, et étant Premier ministre à une autre époque, je n'ai pas considéré que la diplomatie luxembourgeoise pouvait se résumer à la seule fiscalité, à la seule question de siège. Ce qui, à l'époque de Werner, outre les grandes avancées que l'Europe sous son égide a pu accomplir, constituait deux domaines où le Luxembourg, parce qu'isolé et parce que non appuyé par ses voisins, devait montrer les dents.

Elena Danescu: Quels sont les moments les plus difficiles que vous avez rencontrés sur la scène européenne en tant que Premier ministre luxembourgeois?

Jean-Claude Juncker: Il n’y en a pas eu beaucoup, mais tout de même un nombre suffisamment élevé. Moi j'avais beaucoup souffert du fait que sur le glacis de l'introduction de l'euro au 1er janvier 99, nous avions beaucoup de mal à mettre en place la Banque centrale européenne, notamment la désignation de son premier président. J'ai beaucoup souffert, en fait, oui, souffert du fait que je n'ai pas été à même, en tant que président de l'Union européenne en 2005, de faire accepter par tous mes collègues les propositions que j'avais faites en matière de perspectives financières, et donc de financements futurs de l'Union européenne, parce que certains des pays plus riches, et notamment le Royaume-Uni, n'étaient pas prêts à la plus élémentaire des solidarités à l'égard des nouveaux pays membres de l'Union européenne qui sont largement moins riches que les plus vieilles démocraties de l'Europe occidentale. Donc, cet aveuglement devant les nécessités de l'Europe et cette surconcentration sur les seuls intérêts nationaux qui, en fait, furent de bas instincts de politique intérieure, m'ont beaucoup choqué.

VII. Jean-Claude Juncker, l'Européen

Elena Danescu: Monsieur le Premier ministre, je vous remercie infiniment du temps que vous nous avez accordé, et étant en fin d'entretien que vous avez bien voulu nous accorder aujourd'hui, je me permettrai de vous laisser le mot de la fin.

Jean-Claude Juncker: Enfin, je voudrais que ceux qui doutent de l'Europe le fassent, mais ne le fassent pas trop longtemps. Je voudrais qu'ils se souviennent du désastre auquel nous a conduit la non-Europe, dont nos générations ne se souviennent pas, mais dont les générations antérieures, et notamment celles de nos parents et de nos grands-parents se sont souvenues et se souviennent toujours. Je voudrais que les Européens soient plus fiers de l'Europe. Nous sommes le seul continent qui a durablement installé sur ses sols la paix. Il est strictement inimaginable que les pays européens se fassent la guerre entre eux. Nous sommes un continent qui a su mettre en place un marché unique, alors que nous ne sommes ni État, ni nation. Nous avons introduit l'euro alors que nous ne sommes ni État ni nation, mais un groupe d'États, de nations qui collaborent et coopèrent en s'intégrant de plus en plus. Nous avons su réconcilier en Europe son histoire et sa géographie après l'écroulement du communisme en 89, dans la partie orientale de l'Europe. Les Roumains, les Bulgares, les Polonais, les Tchèques, d'autres qui sont aussi Européens sinon plus que les Européens occidentaux qui croient être les détenteurs du monopole européen alors qu'ils ne le sont pas. Il faut voir que depuis la chute du mur de Berlin, l'Europe a vu naître sur son territoire et dans sa périphérie immédiate vingt-huit, vingt-neuf nouveaux États, et donc nouveaux acteurs et sujets de droit international. Si l'Union européenne avec sa sphère de solidarité et sa sphère de paix n'existait pas, et si l'euro n'existait pas, le continent depuis vingt années n'aurait pas pu trouver le calme qui, aujourd'hui, lui permet d'envisager l'avenir avec sérénité.

Elena Danescu: Monsieur le Premier ministre, encore une fois infiniment merci pour votre témoignage.

Jean-Claude Juncker: C'est moi qui vous remercie.

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