Jean Asselborn au sujet du processus de démocratisation en Afrique du Nord et de sa tournée au Proche Orient

Le Jeudi: Que vouliez-vous dire en affirmant que l'on avait oublié que, derrière les régimes, vivent des populations?

Jean Asselborn: C'était une autocritique. Lors de la présidence luxembourgeoise, en 2005, je suis allé en Israël et à Ramallah. Puis en Egypte et en Syrie. L'Egypte était le pilier dont nous avions besoin pour relancer le dialogue palestinien. Pour l'Union européenne, l'Egypte était l'instrument pour faire connaître nos positions et exercer la pression politique sur les deux pays. Nous voyions surtout Moubarak, le leader. Derrière le pouvoir, moi compris, nous considérions les conditions de vie comme une fatalité, alors que le pays compte 50% de gens pauvres, une classe infiniment petite qui détenait toutes les richesses, une très faible classe moyenne. Pourtant, l'Egypte est un peuple fier, intelligent. C'est vrai, nous avons vu les régimes, moins les peuples.

Le Jeudi: La Turquie prend-t-elle une nouvelle place sur l'échiquier, le parti AKP islamique (parti pour la justice et le développement) au pouvoir semblant servir de modèle à la jeunesse arabe?

Jean Asselborn: L'Egypte vit une période transitoire qui doit voir aboutir une nouvelle Constitution, et des élections. Un débat national s'ouvre sur un nouveau régime, un nouveau système. Il s'agit de faire la différence entre régime séculier ou, au contraire, fondamentaliste. Si l'Egypte opte pour le séculier, la Turquie pourrait servir d'exemple. Sinon, l'Egypte pourrait verser dans un régime théocratique, comme en Iran. Mais ce n'est pas du tout ce qu'a montré la rue. Toutefois, les Turcs doivent faire des efforts pour davantage de démocratie. Et ce serait une faute politique de bloquer les réformes à l'intérieur de la Turquie, réformes qui vont dans le bon sens. À cet égard, les négociations avec I'UE restent importantes. Le XXle siècle sera celui où les deux cultures soit se télescoperont, soit vivront ensemble. Ce qui met en évidence l'importance de l'alliance des civilisations.

Le Jeudi: Malgré tout, craignez-vous que les révolutions soient la voie royale pour l'islamisme?

Jean Asselborn: J'en ai beaucoup parlé lors des mes rencontres. Si des élections interviennent trop tôt en Egypte, il est possible que les Frères musulmans obtiennent un score important, entre 15 et 20 %. Des Égyptiens pourraient effectivement être tentés par cette voie, surtout les plus pauvres. Ce mouvement utilise des moyens de propagande proches de ceux de l'extrême droite. Ceci dit, durant des décennies, on n'a jamais parlé vraiment aux islamistes. On les a conspués. On se fiait à Moubarak qui se plaçait comme le rempart contre un système iranien. Bien sûr, je me pose la question de la bonne voie à suivre. N'oublions pas que ceux qui ont fait la révolution sont des gens éduqués, issus des classes moyennes.

Le Jeudi: Plus qu'imposée de l'extérieur, comme en Irak, et à quel prix, la démocratie doit venir de l'intérieur, de la base?

Jean Asselborn: En Tunisie, tout est venu de ce jeune universitaire qui s'est immolé, parce qu'il ne trouvait pas d'emploi, parce qu'on lui a détruit les fruits qu'il vendait sans autorisation. Le comportement de la rue vient du fors intérieur. C'est la soif de participer au destin. Pas seulement d'aller voter mais aussi de décider de son propre destin individuel, du système, de la société. Les citoyens refusent d'être des numéros anonymes et souhaitent une part de souveraineté. C'est cela, à mon avis, l'origine des mouvements.

Le Jeudi: Jusqu'à présent, Catherine Ashton, haut représentant européen pour les affaires étrangères, semble particulièrement discrète sur les événements...

Jean Asselborn: Je ne ferai pas de commentaire. Avec Lisbonne, la politique étrangère européenne voulait davantage de consistance. Et il y a énormément de progrès à faire. La politique étrangère reste une politique relevant des intérêts nationaux. Cela existe toujours et subsistera aussi longtemps que les 27 pays. On ne peut dire du jour au lendemain que seul prévaut l'intérêt européen. Peut-être en... 2050. C'est le poids de l'histoire, surtout pour les plus grands pays.

Le Jeudi: Que les ministres européens défilent en Egypte par exemple, n'est-ce pas l'indice d'une cacophonie?

Jean Asselborn: Rien de plus normal que les ministres se rendent dans ces pays. Les 27 doivent montrer leur intérêt pour l'évolution.

Le Jeudi: L'UE peut-elle venir en aide aux pays par le biais de I'UPM (Union pour la Méditerranée), comme suggéré par le président Sarkozy?

Jean Asselborn: Mon expérience me montre que, avant cette UPM, les rapports avec les pays méditerranéens étaient moins institutionnalisés, moins complexes, plus spontanés. Et cela fonctionnait. Finalement, I'UPM n'a jamais vu le jour. Parce que trop institutionnalisée, elle a tout tué. Il faut tout repenser. Sarkozy n'avait rien compris de l'Europe. Et il voulait juste prendre pour partenaires les pays du pourtour méditerranéen.

Le Jeudi: L'Europe doit-elle craindre l'immigration?

Jean Asselborn: Je n'ai pas vraiment de réponse. Mais il faut admettre que les capacités d'absorption et d'acceptabilité sont limitées. L'Europe doit faire un effort. Ensuite, il s'agira d'investir davantage dans la coopération. Et moins dans l'armement. Il y a un potentiel énorme, mais dispersé. Les mentalités doivent changer. Les événements actuels sont aussi un signal pour le monde riche. Peut être même le dernier signal pour le monde riche. Car la discrimination entre notre bien-être et leur pauvreté ne durera pas. La situation peut exploser à tout moment.

Le Jeudi: Le paradis n'est pas pour demain...

Jean Asselborn: A-t-on bien compris le message de la place Tarirh? Dans l'immédiat, il ne faut pas croire que tout va s'améliorer. Au contraire, la situation va empirer. On connaîtra d'abord l'anarchie. Au plan économique, rien de positif n'est prévisible, (sinon, peut-être, le retour du tourisme) sans l'aide complémentaire de l'UE. Les grandes institutions comme la BEI doivent donner des impulsions. Mais ce ne sont pas les contribuables européens qui vont sauver les pays. Nous allons vivre une époque très dure, avec une succession de rechutes puis d'espoirs. Les populations le savent, hormis sans doute les plus pauvres qui croient que tout va changer. Ils sont la proie des Frères musulmans.

Le Jeudi: Le Luxembourg n'évoque pas le gel des avoirs des dictateurs?

Jean Asselborn: Si, nous en avons parlé à propos de la Tunisie, de la Libye, de L'Egypte. Mais il nous faut des données. Le ministre des Finances nous a dit n'avoir reçu aucune demande précise émanant de ces pays. Bien sûr que nous sommes disposés à geler les avoirs dans la mesure où la procédure est légale, que les biens sont identifiés.

Le Jeudi: Votre périple passait aussi par Israël et les territoires palestiniens...

Jean Asselborn: Pendant deux jours, j'ai rencontré mon homologue israélien, Avigdor Lieberman, ainsi que Tzipi Livni (elle conduit l'opposition à la Knesset), le président palestinien, Mahmoud Abbas, d'autres dirigeants de l'Autorité palestinienne. Et, je pense, que je n'ai rien appris de spécial. Une chose me frappe: les Israéliens veulent une paix économique, pas une paix politique. La paix économique doit permettre aux Palestiniens de se développer également, d'améliorer leur niveau de vie. Au contraire, les Palestiniens soutiennent un projet politique dont l'aboutissement serait la création d'un État indépendant. Israéliens et Palestiniens ne sont pas sur la même longueur d'onde. Et Israël doute de la volonté pacifique des Palestiniens. Ceci dit, Ramallah va mieux au plan de la sécurité et de l'économie. En revanche, à Gaza, cela reste la misère. Une prison.

Le Jeudi: Israël a peur d'être la seule démocratie de la région?

Jean Asselborn: Je nourris l'espoir qu'lsraël ne restera plus la seule démocratie. Si une démocratie est établie, en Egypte par exemple, les exigences à l'égard d'lsraël auront plus de poids. Israël devra alors faire preuve de ses réelles dispositions a une cohabitation pacifique.

Le Jeudi: Que signifie le passage de navires militaires iraniens par le canal de Suez? L'lran est désormais présent en Méditerranée.

Jean Asselborn: Nous en avons parlé. N'oublions pas que le canal de Suez est régi par la loi internationale. En vertu de laquelle l'lran a demandé et obtenu le passage. Leurs navires sont contrôlés.

Le Jeudi: On parle peu de la Syrie...

Jean Asselborn: Elle reste discrète mais garde un rôle capital dans le monde arabe partagé entre deux camps, celui des États modérés (Jordanie, Arabie, Egypte...), celui des pays plus agressifs. À côté de la Syrie, l'lran reste également un pays clé.

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