Jean-Claude Juncker au sujet de la succession de Dominique Strauss-Kahn à la tête du FMI et de la situation financière de la Grèce, de l'Espagne et du Portugal

Arlette Chabot: Jean-Claude Juncker, bonsoir.

Jean-Claude Juncker: Bonsoir, Madame Chabot.

Arlette Chabot: Merci d'être avec nous. Vous avez porté la candidature de Dominique Strauss-Kahn au Fonds monétaire international en 2007. Le regrettez-vous aujourd'hui?

Jean-Claude Juncker: Non. On doit à la vérité de dire qu'il fut un des meilleurs directeurs généraux que le Fonds monétaire international n'ait connu.

On parlait assez peu du Fonds monétaire international avant l'arrivée de Dominique Strauss-Kahn, qui a su mettre, dans la mouvance de la crise économique et financière, le FMI sur orbite. Il a joué un rôle décisif lorsqu'il s'agissait de surmonter la crise, avait raison avant bien d'autres, lorsqu'il a préconisé la mise en place de vastes plans et programmes de relance. Il a réformé en interne le Fonds monétaire international pour donner plus de visibilité, plus d'influence aux pays émergents.

Et donc, je ne regrette pas le choix que j'avais fait à l'époque et mon insistance pour voir Dominique Strauss-Kahn être nommé à la tête du Fonds.

Arlette Chabot: Mais, Monsieur Juncker, j'ai envie de dire après vous avoir entendu, quel gâchis alors.

Jean-Claude Juncker: Ah oui, mais quel naufrage. Je n'arrive pas à échapper à cette profonde tristesse qui m'a frappé samedi et qui m'habite depuis. Je suis triste et je le resterai pendant très longtemps.

Arlette Chabot: Il reste votre ami, Dominique Strauss-Kahn?

Jean-Claude Juncker: Oui.

Arlette Chabot: Et s'il a commis une faute, s'il est coupable – qu'est-ce que vous penserez au fond de vous-même?

Jean-Claude Juncker: Je ne livre jamais le fond de ma pensée intime dans des entretiens publics. Enfin, si tout ce qui est rapporté était vrai, ce que je ne crois pas, mais si tout cela était vrai, je voudrais pouvoir m'entretenir avec lui un jour sur tout cela.

Arlette Chabot: Il faut qu'il sorte de prison, aujourd'hui?

Jean-Claude Juncker: J'aimerais bien qu'il puisse sortir de prison. J'ai souffert lorsque j'ai vu ces images terribles à la télé, un ami menotté, livré au monde entier dans une posture qui n'est pas la sienne. Je pense à sa famille et je pense aussi à [interrompu]

Arlette Chabot: À la victime potentielle?

Jean-Claude Juncker: À la "victime", entre guillemets ou sans guillemets. Il n'y a que des victimes dans ce que je n'aimerais pas appeler un dossier.

Arlette Chabot: Alors, depuis 1946 – il faut bien penser à la succession de Dominique Strauss-Kahn – ce poste est occupé au FMI par un Européen. Et l'Europe revendique toujours ce poste, alors que Dominique Strauss-Kahn avait dit lui-même que son successeur viendrait d'un pays émergent.

Jean-Claude Juncker: À l'époque, en 2007, lorsque nous avions négocié l'arrivée de Dominique Strauss-Kahn à Washington, j'avais dit aux Américains, aux Japonais et à tous les autres, que sans doute il serait le dernier Européen pour longtemps à occuper ce poste, parce que nous avons été bien servis.

Par cet accord non écrit que nous avions, notamment avec les Américains, que nous, l'Europe, on occuperait la direction générale du Fonds et les États-Unis la présidence de la Banque mondiale, il faut dire aujourd'hui, toute réflexion faite, que la situation a changé et nous devons expliquer cela à nos partenaires internationaux.

Voilà le directeur général qui démissionne et qui ne va pas jusqu'au terme de son mandat. Voilà la zone euro se retrouvant à l'épicentre d'une crise mondiale.

Et donc, nous pensons qu'il faudrait tout de même un représentant d'un État membre de la zone euro pour prendre la succession de Dominique Strauss-Kahn. Parce qu'il faut avoir une connaissance intime des 17 pays de la zone euro. La zone euro n'est pas un État, c'est un cortège de 17 nations avec leurs règles propres, leurs habitudes, leurs traditions. Donc, il faut avoir un savoir profond sur ce qui est vraiment la zone euro et d'une façon générale l'Europe, pour pouvoir mener à bien l'œuvre de redressement que Dominique Strauss-Kahn et nous-mêmes nous avons entrepris.

Arlette Chabot: Donc, il faut une candidature commune, présentée par l'ensemble des Européens?

Jean-Claude Juncker: Il faut d'abord se mettre d'accord en Eurogroupe sur une candidature et puis [est interrompu]

Arlette Chabot: Et Christine Lagarde serait une très bonne candidate?

Jean-Claude Juncker: Il faudra faire partager ce sentiment par l'Ecofin, et ensuite il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas seuls au monde. Donc, nous ne sommes pas les maîtres. Il faudra que nous lancions une consultation ample et vaste, que nous parlions aux autres actionnaires du Fonds, un certain nombre d'États membres du Fonds, pour ne pas donner l'impression que nous imposerions de l'extérieur, sans consulter, une candidature européenne.

Arlette Chabot: Alors, si je redis Christine Lagarde, vous me répondez, Monsieur Juncker?

Jean-Claude Juncker: Mais je vous réponds que Christine Lagarde est une femme aux qualités exceptionnelles. Sa compétence professionnelle, y compris financière ne fait pas de doutes. Elle présente tous les éléments qui feraient d'elle une bonne candidate, parce qu'elle est une Française, comment dire, internationale. Elle connaît le monde, elle connaît les problèmes dans les différentes régions du monde. Elle a de l'entre-gens. Elle sait manier avec beaucoup d'élégance les réflexions et les réflexes diplomatiques. Et elle possède [est interrompu]

Arlette Chabot: Et les Américains l'aiment beaucoup.

Jean-Claude Juncker: …une détermination conséquente.

Les Américains l'aiment, d'autres l'aiment aussi, parce que moi je la côtoie non seulement à l'Eurogroupe et l'Ecofin, mais aussi aux réunions du G7. Je vois qu'elle dispose d'une excellente réputation au sein du G20. Donc, ce serait à mes yeux une candidate idéale. Mais nous ne sommes pas là. Je ne vais pas lancer ce soir le nom de Christine Lagarde. Cela ne correspondrait pas à mon souci, précédemment énoncé, qu'il faut consulter les autres.

Arlette Chabot: Alors quand même, le conseil d'administration du FMI va se réunir aujourd'hui pour déterminer les conditions d'organisation, de désignation du nouveau directeur général. À quelle échéance, à votre avis, faudrait-il choisir ce directeur général ? Avant le G8, très vite ou plus tard?

Jean-Claude Juncker: C'est difficile à dire. Si nous, Européens, nous donnions l'impression de vouloir aller trop vite et donc reconnaître implicitement que l'avis des autres nous importerait très peu, je crois que nos chances ne seraient pas meilleures, parce que les pays émergents ont des exigences à formuler. Je vois un certain nombre de collègues argentins, mexicains, sud-africains et autres qui lancent des appels pour que nous n'allions pas trop vite. Et donc, je suis là dans une phase de réflexion.

Arlette Chabot: Et ce serait non pas pour terminer le mandat de Dominique Strauss-Kahn qu'un Européen serait nommé, mais bien pour un nouveau mandat plein?

Jean-Claude Juncker: Ah non, je voudrais que, si un Européen est nommé, qu'il soit nommé pour un mandat plein.

Arlette Chabot: Alors, c'est très important, vous le disiez, parce que Dominique Strauss-Kahn, directeur général du FMI, évidemment avait un œil extrêmement bienveillant sur l'Europe, et vous a accompagné et nous a accompagné pendant cette période de crise – s'il y avait effectivement un directeur général non européen, vous pensez que ça changerait quelque chose aux plans d'aide accordés aux pays de la zone euro?

Jean-Claude Juncker: Je n'irai pas jusque-là, parce que je veux croire que le Fonds monétaire international fonde ses analyses et les propositions qu'il formule sur des éléments objectifs. Mais il est évident qu'un directeur général originaire de la zone euro, connaissant tous les problèmes, tous les méandres des processus décisionnels très compliqués en Europe aurait une compréhension plus immédiate pour les problèmes qui sont les nôtres.

Arlette Chabot: Alors, justement, ça arrive à un moment où la Grèce demande une nouvelle aide, car elle ne se sort pas de son plan de redressement, elle est toujours dans des difficultés extrêmes. Est-ce que, oui ou non, les Européens vont accorder une nouvelle aide à la Grèce et à quelles conditions?

Jean-Claude Juncker: La Grèce n'a pas encore formulé une demande pour une aide supplémentaire, mais il est évident que le pays connaît d'énormes problèmes, et ne semble pas être en mesure d'atteindre les objectifs budgétaires qu'il s'était fixés pour l'année en cours. Ce qui fait que nous sommes en droit d'attendre d'elle de nouvelles mesures de réductions des dépenses ; d'autres réformes dans le secteur public ; un recours plus massif aux privatisations, parce que le secteur public, y compris les propriétés immobilières de l'État, est assez impressionnant. Je crois qu'il faudra faire [est interrompu]

Arlette Chabot: Concrètement, pardonnez-moi, Monsieur Juncker, de vous interrompre, mais concrètement, qu'est-ce que vous demandez encore aux Grecs ? On a l'impression qu'ils n'en peuvent plus déjà.

Jean-Claude Juncker: Oui, mais je me fais beaucoup de soucis à cause de cela, parce qu’à voir le Grec moyen, le Grec modeste, je suis très gêné à appeler à partir de Luxembourg via Europe1 les Grecs modestes à se serrer davantage la ceinture. Mais il y a d'autres mesures budgétaires qui peuvent être prises qui ne pèseront pas nécessairement sur les acquis sociaux des plus modestes.

C'est une affaire qui doit être réglée par la Grèce. Mais nous sommes en droit d'attendre que la Grèce remplisse les obligations qu’elle a contractées. Et donc, il faut un nouveau programme de réduction des dépenses, il faut d'autres réformes structurelles, il faut un recours plus large aux privatisations. Il faut, en ce faisant, faire en sorte que la confiance des marchés revienne.

Arlette Chabot: Vous voyez en ce moment qu'il y a des manifestations aussi en Espagne, des indignés, des jeunes qui occupent des places, comme on l'a vu en Tunisie, en Égypte ; la rigueur c'est dur. Est-ce qu'il n'y a pas un risque, quand même, de mécontentement énorme en Europe contre la rigueur et l'austérité?

Jean-Claude Juncker: Tout cela m’inquiète énormément, mais je ne vois pas d'autres options que celles de commencer à reconsolider nos finances publiques.

Si vous accumulez la dette, si vous ajoutez des déficits aux déficits, comment voulez-vous que dans un pays caractérisé par une dette publique élevée et par de larges déficits budgétaires, la croissance puisse revenir?

Il n'y a pas une possibilité de voir la croissance se rétablir dans ces pays, si ces pays continuent à s'endetter d'une façon parfois mirobolante. Et donc, on n'a pas d'autre choix. Il faut expliquer cela aux jeunes Espagnols, aux jeunes Grecs, aux jeunes Portugais, à tous les autres que, si demain, après-demain, nous voulons que la croissance reparte dans ces pays, qu'il faudra qu'auparavant nous ayons prouvé que ces pays sont en train de reconsolider leurs finances publiques. Il n'y a pas d'autre moyen.

Mais je vois aussi le problème qui consiste en cette perception que doivent avoir les jeunes dont je parle, de ne pas voir la prise des mesures qui seraient à même de relancer la croissance en leur pays. Donc, il faudra être très attentif, non seulement aux soubresauts et aux mécontentements momentanés des jeunes dans ces pays, mais il faut être très attentif pour ne pas jeter ces jeunes dans la désaffectation par rapport à l'Europe.

Arlette Chabot: Merci, Monsieur Juncker.

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