Jean Asselbon au sujet des grands dossiers internationaux

Le Quotidien:. Pensez-vous aujourd'hui vous être définitivement imposé sur la scène diplomatique internationale?

Jean Asselborn : Imposé? C'est un grand mot. Il faut le demander à d'autres. J'ai quand même beaucoup de contacts avec la presse étrangère qui nous considère, en tant que Luxembourgeois, comme un élément avec qui on peut parler des problèmes internationaux. Forcément, j'ai une plus grande expérience qu'en 2005. J'ai une vision un peu plus développée des choses. En écoutant, on apprend beaucoup. Mais si on veut être écouté, il faut savoir de quoi on parle et avec qui on parle. C'est important que le ministre luxembourgeois connaisse les sensibilités de madame Clinton (NDLR: la secrétaire d'État américaine).

Le Quotidien: Vos collègues étrangers vous écoutent-ils comme ils écoutent Hillary Clinton ou Frank-Walter Steinmeier (Allemagne)?

Jean Asselborn : En matière de politique étrangère, si on n'est pas un peu humble, si on perd de vue ce que l'on représente, on ne va pas très loin. C'est toujours le rapport de force qui compte. Je sais que j'ai moins de poids que les Américains, que les Allemands ou les Anglais. Mais, d'un autre côté, je suis ministre des Affaires étrangères et je participe à l'élaboration de la politique européenne. J'ai mon mot à dire et je le dis. Jamais je n'ai vu que le Luxembourg était mis de côté.

Le Quotidien: Partant de ce constat, pensez-vous avoir étendu la sphère d'influence luxembourgeoise à travers le monde?

Jean Asselborn : C'est toujours mon objectif. Chaque fois que le Luxembourg se montre à l'étranger, ce n'est pas uniquement pour défendre des positions politiques, c'est aussi pour dire qu'il est un pays à part entière. Nous avons contribué et continuons de contribuer à construire l'Europe. Il faut être là par le biais de notre politique de coopération. Il ne faut pas seulement commenter ce qui se passe en Afghanistan ou au Kosovo, mais être présents grâce à nos soldats et nos contributions.

Le Quotidien : Les avancées en matière sociétale, comme les questions de l'euthanasie ou du mariage homosexuel, permettent-elles au Luxembourg d'être un interlocuteur de référence?

Jean Asselborn : En matière de politique étrangère, les évolutions intérieures d'un pays ne jouent pas un rôle fondamental. Tout ce qui se fait en politique intérieure est l'affaire du pays concerné. Même si je pense que le Luxembourg est en bonne compagnie, les lois sur l'euthanasie et le mariage homosexuel ne sont ou ne seront pas votés parce que les Pays-Bas ou les Belges ont ces lois. Mais il y a évidemment des échanges. Si, dans un pays du Bénélux, il y a une législation et que les autres veulent suivre, ça peut créer une dynamique.

Le Quotidien: Il arrive donc que vous vous inspiriez de ce que vous rapportent vos collègues pour alimenter le débat sur le plan intérieur...

Jean Asselborn : Les réunions de ministres des Affaires étrangères sont très rigides. On a très rarement le temps d'aller boire un petit café. Après, on peut compter des amis parmi les ministres. En ce qui me concerne, il s'agit de monsieur Steinmeier et monsieur Moratinos (NDLR: son collègue espagnol), qui sont de la même obédience politique. Et monsieur Verhagen (NDLR : son collègue néerlandais) qui est un conservateur mais avec qui je peux parler de choses sur lesquelles nous ne sommes pas d'accord : nous avons par exemple beaucoup échangé sur la loi sur l'euthanasie aux Pays-Bas. Il a beau être chrétien-social, jamais il ne m'a donné d'avis négatif sur ce sujet.

Le Quotidien : L'un des grands dossiers internationaux à venir est la candidature du Luxembourg à un siège non-permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, en 2013-2014. Il y a trois pays (avec l'Australie et la Finlande) pour deux places. Qu'en est-il des chances du Grand-Duché d'être élu, en automne 2012?

Jean Asselborn : Nous sommes un des rares pays fondateurs à n'avoir jamais été au Conseil de sécurité. Nous avons actuellement le soutien de plus de 80 pays. Je pense qu'il en faut 129. Nous sommes un pays qui n'a pas à prouver son multilatéralisme: le Luxembourg s'engage énormément en matière d'aide au développement et surtout au niveau des instances onusiennes. Et puis nous avons la chance, avec Sylvie Lucas (NDLR: représentante permanente du Luxembourg auprès de I'ONU), d'avoir cette année la présidence de l'Ecosoc, le Conseil économique et social des Nations unies. Les lumières ne vont pas s'éteindre au Luxembourg si nous ne sommes pas membres du Conseil de sécurité. Mais, d'un autre côté, c'est une publicité formidable que nous pouvons donner à notre pays : le Luxembourg, ce n'est pas seulement le secret bancaire, il a d'autres atouts et c'est ce que nous voulons souligner pendant notre campagne.

Le Quotidien: Étendre l'influence internationale d'un pays passe aussi par un réseau diplomatique étoffé. Le Grand-Duché a-t-il les moyens d'ouvrir de nouvelles ambassades ?

Jean Asselborn : Non. Tous les ministères doivent faire des efforts pour réduire leurs dépenses, le ministère des Affaires étrangères y compris. Premièrement : avec les représentations permanentes, nous avons une trentaine d'ambassades. Nous devons danser avec les filles que nous avons. Ce que nous pouvons essayer de faire, c'est avoir assez de diplomates dans les ambassades pour desservir d'autres pays. Par exemple, à Copenhague, notre ambassadeur n'est pas seulement ambassadeur pour le Danemark mais aussi pour la Suède, la Finlande et la Norvège. Deuxièmement: nous ne sommes pas représentés en Turquie, qui est un pays économiquement et politiquement important. Peut-être que, au sein de l'ambassade belge ou néerlandaise, pourrions-nous avoir un diplomate luxembourgeois qui pourrait travailler pour les intérêts du Luxembourg. Troisièmement : le traité de Lisbonne va mettre en place un nouveau service d'actions extérieures pour l'Europe. Il faut voir comment on peut s'en servir pour les intérêts luxembourgeois. Avec les Belges et les Néerlandais, on réfléchit pour trouver des synergies.

Le Quotidien : De l'année 2009, on se rappellera l'arrivée au pouvoir du président américain Barack Obama. Comment jugez-vous les neufs premiers mois de son action?

Jean Asselborn : C'est très utile pour l'humanité d'avoir, aux États-Unis, un président qui ne pense plus en noir et blanc. Il faut que le président Obama, qui est un bon orateur et a des idées que je partage, ne reste pas qu'un prêcheur. Il y a des points positifs évidents comme cette réconciliation entre notre culture et la culture musulmane. On se rappellera de son discours prononcé au Caire pour le Moyen-Orient. Il y a aussi sa position très ferme envers nos amis israéliens sur l'arrêt des "settlements" (NDLR: les colonies). Il y a la main tendue à l'lran et j'espère que Téhéran la saisira. Mais le président américain sera jugé, en matière de politique étrangère, sur ce qu'il va se passer en Afghanistan. Il a deux ans pour travailler et l'Europe a tout intérêt à suivre. Il faut parvenir à réaliser l'"afghanisation" au niveau sécuritaire.

Le Quotidien : Cette intervention internationale est de plus en plus impopulaire. Peut-on envisager, à court ou moyen terme, un rappel au pays du contingent militaire luxembourgeois présent à Kaboul?

Jean Asselborn : Non. Nous avons un mandat clair des Nations unies qui dit que la communauté internationale doit essayer de donner un embryon de démocratie aux Afghans. Énormément d'espoirs pèsent sur le dos de la communauté internationale. C'est un travail de très longue haleine. Y construire un État est aussi difficile que de le faire dans les Balkans, y construire une économie est aussi difficile que de le faire dans un pays africain. Il faut que nous sentions, en Afghanistan, que cette force internationale est acceptée par la population comme une chance, pour la première fois dans la longue histoire de ce pays, de vivre sur des principes comme la solidarité, l'égalité et les droits de l'Homme. Pour moi, on aura gagné le jour où les talibans modérés, et "taliban" ne veut pas dire terroriste, seront au gouvernement, c'est-à-dire lorsque les talibans accepteront de se présenter aux élections et lorsque nous, nous accepterons qu'ils représentent le pays. On aura perdu si, le jour où la communauté internationale quittera le pays, les extrémistes reprennent le dessus.

Le Quotidien : Une autre priorité d'Obama est la fermeture de Cuantanamo. Pour cela, il a besoin que des pays accueillent des ex-détenus du centre. La France et la Belgique ont accepté de le faire. Le Luxembourg va-t-il suivre l'exemple de ses voisins?

Jean Asselborn : Le Luxembourg va aider les États-Unis à fermer Guantanamo. Les Américains nous ont demandé de les aider sur des programmes précis qui sont surtout la formation et le logement des ex-détenus qui sont acceptés dans d'autres pays. C'est ce qu'on nous a demandé, c'est ce que l'on fait.

Le Quotidien : Il n'y aura donc pas d'ex-prisonniers accueillis au Luxembourg?

Jean Asselborn : Ce n'est pas ce qu'on nous a demandé.

Le Quotidien : L'lrak est aussi miné par une crise qui semble interminable. La récente vague d'attentats, qui a suivi la première étape du désengagement militaire américain, fait-elle que l'on doit s'inquiéter pour l'avenir du processus de paix?

Jean Asselborn : L'Union européenne forme des gens pour l'administration irakienne: ce sont des juges, ce sont des policiers, ce sont des enseignants. Le Luxembourg y participe. Des Irakiens sont d'ailleurs déjà venus au Luxembourg. Pour l'instant, le problème majeur est le même que celui qui existait quand je suis allé à Bagdad, en mai 2005 : comment organiser la convivialité entre les différents groupes, les kurdes, les chiites, les sunnites? C'est le plus difficile. La seule solution pour une paix durable est de former des policiers pour que les Irakiens puissent euxmêmes établir l'État de droit.

Le Quotidien : Les échecs actuellement enregistrés par les forces de sécurité irakiennes sont-ils donc un passage obligé?

Jean Asselborn : Il s'agit d'affaires irakiennes. Je sais que l'on ne peut pas, actuellement, séparer l'lrak du reste du monde mais, comme la plupart des Européens qui ne sont pas militairement présents dans le pays, je ne suis pas capable de vous dire ce qui s'y passe exactement. L'lrak doit se stabiliser lui-même.

Le Quotidien : Vous êtes un fervent défenseur de l'intégration de la Turquie à l'Union européenne. Pensez-vous que cet objectif soit réalisable dans un futur proche?

Jean Asselborn : Non, et les Turcs le savent. Nous savons quel formidable rôle peut jouer ce pays au Moyen-Orient. Une Europe avec la Turquie jouera un rôle prépondérant sur le globe. Sans la Turquie, l'Europe jouera un rôle moins important. Regardons les Balkans: dans ma tête, j'ai la date de 2020 pour leur adhésion. Pour la Turquie, c'est encore plus tard. Ce qui compte, c'est que la porte reste ouverte. Rappelez-vous le problème des caricatures (NDLR: en 2005, un journal danois avait publié des caricatures du prophète Mahomet, provoquant l'ire du monde musulman), c'est la Turquie qui a calmé le jeu... La Turquie doit savoir qu'elle doit faire énormément d'efforts dans sa législation. Mais il est faux de dire que la Turquie va défigurer l'Europe.

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