Jean-Claude Juncker au sujet du débat avec Christoph Blocher et de la question de l'adhésion de la Suisse à l'UE

Laurence Gemperlé: Christoph Blocher contre Jean-Claude Juncker, la polémique entre Monsieur anti-Europe et Monsieur Europe, a remis dans l’actualité la question de l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne. Le Premier ministre luxembourgeois nous a accordé une interview. C’était ce jeudi à Zurich, mais avant de l’entendre, d’abord un petit rappel des faits.

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Laurence Gemperlé: Bonjour, Jean-Claude Juncker.

Jean-Claude Juncker: Bonjour.

Laurence Gemperlé: Merci tout d’abord d’accorder cette interview à "Mise au point". Vous avez donc croisé le fer avec Christoph Blocher. C’était quoi, un duel au fleuret ou plutôt combat de boxe?

Jean-Claude Juncker: C’était les deux. C’était surtout presque inutile, parce qu’il est très difficile d’engager un débat avec Monsieur Blocher qui porterait sur le fond. Il est très difficile de lui faire parler des perspectives qui peuvent être celles de la Suisse.

Laurence Gemperlé: Il reste campé sur ses positions?

Jean-Claude Juncker: Oui, et moi aussi.

Laurence Gemperlé: Qu’est-ce que vous pensez de Christoph Blocher? Comment vous percevez l’homme politique?

Jean-Claude Juncker: Je l’ai rencontré pour la première fois cette semaine à Zurich. Je me suis entretenu un peu avec lui en aparté. Je dois dire qu’il n’est pas un homme qui me serait a priori antipathique, mais à part [interrompu]

Laurence Gemperlé: Et son discours?

Jean-Claude Juncker: À part l’entre-gens, tout nous sépare.

Laurence Gemperlé: Comment est ce que vous définiriez vous le discours de UDC?

Jean-Claude Juncker: Je n’ai pas à porter du jugement sur le discours général de l’UDC, mais c’est un parti qui ne me semble pas être tourné résolument vers l’avenir.

Laurence Gemperlé: Vous diriez que c’est un parti populiste?

Jean-Claude Juncker: Les Suisses sont des gens raisonnables, et donc je ne crois pas que sur le long terme ils puissent être durablement attirés par la pensée, si pensée il y a, de l’UDC.

Laurence Gemperlé: Vous étiez surpris par la polémique qu’ont soulevée vos propos en Suisse?

Jean-Claude Juncker: Un peu, parce que j’avais l’impression d’avoir donné à la Zeit une interview très prosuisse. Et puis, d’un point de vue européen, j’ai dit, le fait que la Suisse ne soit pas membre de l’Union européenne, du point de vue géostratégique, faisait peu de sens, et donc j’étais très surpris par la virulence des propos qui [interrompu]

Laurence Gemperlé: Choqué par les mots de Christoph Blocher qui vous ont comparés à Adolf Hitler?

Jean-Claude Juncker: Monsieur Blocher ne me peut pas choquer.

Laurence Gemperlé: Mais de vous comparer à Adolf Hitler?

Jean-Claude Juncker: Tout ce qui est excessif est insignifiant, et donc ses propos, à mes yeux, pour être excessifs, sont insignifiants.

C’est strictement irrationnel de comparer le Premier ministre luxembourgeois à Hitler, et dire ensuite que finalement c’était un à propos à ne pas prendre très au sérieux, une petitesse, comme Monsieur Blocher a dit au cours de notre débat, ça m’impressionne, mais d’une façon négative.

Je me suis toujours senti comme investi par mes amis suisses, qui sont nombreux, pour donner du corps aux arguments qu’ils n’étaient pas capables de développer en séance, puisque la Suisse ne participe pas aux réunions de l’Union européenne.

Donc, sur ce point-là je me suis dit, après avoir entendu Monsieur Blocher, que la reconnaissance n’est pas de ce monde.

Laurence Gemperlé: Au-delà de la polémique avec Monsieur Blocher, au jour d’aujourd’hui, Monsieur Juncker, vous prônez clairement l’adhésion de la Suisse à l’Union européenne?

Jean-Claude Juncker: À la question de savoir si Monsieur Juncker voulait ou non la Suisse je dis oui, parce que si je disais non, je pourrais être compris comme si je voulais dire qu’on ne veut pas de la Suisse. On veut de la Suisse, mais il faut d’abord que la Suisse veuille de nous.

Laurence Gemperlé: Mais quel intérêt pour la Suisse, franchement? Qu’est ce que vous diriez à l’homme de la rue, parce qu’on a un chômage ridiculement bas qui fait rêver tous nos voisins européens, on a des bons salaires, la Suisse s’est plutôt bien sortie de la crise? Beaucoup de Suisses pensent qu’on peut se passer de l’Europe.

Jean-Claude Juncker: Vous faites une description du Luxembourg là ou non?

Laurence Gemperlé: De la Suisse aussi.

Jean-Claude Juncker: De l’Autriche ou de la Suisse?

Laurence Gemperlé: Un chômage à 3,9%, ça fait rêver.

Jean-Claude Juncker: C’est les Pays-Bas et l’Autriche. Donc, il ne faut pas croire que les bonnes performances suisses, que je ne conteste pas, seraient extraordinaires par rapport aux performances des autres. Elles ne sont pas uniques, mais elles sont remarquables.

Laurence Gemperlé: Mais beaucoup de Suisses pensent qu’on peut se passer de l’Europe.

Jean-Claude Juncker: Oui, mais l’Europe n’a pas été inventée, par ceux qui sont ses pères fondateurs, pour combattre le chômage.

Laurence Gemperlé: Mais reconnaissez, Monsieur Juncker, qu’en ce moment l’Union européenne ne donne pas vraiment envie, c’est plutôt le chaos entre la Grèce, l’Irlande, l’Espagne, le Portugal. On a un peu l’impression d’un bateau qui prend l’eau, non?

Jean-Claude Juncker: Depuis que je m’occupe des affaires européennes, on me prédit la fin prochaine de l’Union européenne. Depuis que je m’occupe de l’euro, en tant que président de l’Eurogroupe, on me prédit la décomposition immédiate de la zone euro. Ça n’arrivera pas.

Nous n’avons pas une crise de l’euro, nous avons une crise de la dette dans certains États membres de la zone euro, et nous sommes en train d’y apporter de bonnes réponses.

Laurence Gemperlé: L’euro a un avenir, rassurez-nous.

Jean-Claude Juncker: Mais même le jour, que je n’ose pas imaginer, où vous et moi nous aurions disparu, l’euro existera toujours.

Laurence Gemperlé: Est-ce qu’il y aura un intérêt purement économique pour la Suisse? Il y a une grande inquiétude actuellement dans le monde de l’économie en Suisse, des entreprises, par rapport au Franc suisse toujours plus fort.

Jean-Claude Juncker: Je n’ai pas à porter de jugement, ni à faire des commentaires sur le cours de change entre le Franc suisse et l’euro. Mais il est vrai que, dans l’hypothèse où le Franc suisse volerait vers d’autres horizons, l’industrie exportatrice suisse pourrait avoir des problèmes.

Ce qui se fait, et ce qui se passe dans la zone euro n’est pas étranger à ce qui se fait et ce qui se passe en Suisse. Et les conséquences de la bonne ou mauvaise conduite des politiques économiques au niveau de la zone euro produiront toujours des impacts sur la réalité économique suisse.

Laurence Gemperlé: Quel serait l’intérêt politique pour la Suisse d’entrer dans l’Europe, parce qu’on a les bilatérales et ça a plutôt bien réussi à la Suisse jusqu’à présent?

Jean-Claude Juncker: Je ne me refuse pas à répondre à votre question, puisque vous me la posez, mais à chaque fois que je m’exprime à ce sujet, on me dit, Monsieur Blocher et d’autres, que j’ai à m’occuper de mes affaires, que je ne suis pas là pour donner des leçons à la Suisse, de lancer des invectives contre ceux qui n’aiment pas que la Suisse rejoigne l’Union européenne.

Je crois que l’intérêt de la Suisse – je le dis parce que je veux répondre à votre question – consiste dans le fait de faire en sorte que malgré son exiguïté relative, elle puisse dans les 30, 40 années à venir jouer le rôle qui fut toujours le sien.

Je crois que la neutralité active, la façon qu’avait la Suisse d’être le médiateur entre tant de contradictions et d’être quelqu’un qui apaisait les conflits, pourra être maintenue, sous condition que la Suisse devienne membre de l’Union européenne.

Laurence Gemperlé: Et l’aide bilatérale, il y a eu un rapport en décembre assez sévère des 27 qui disait que les bilatérales avaient atteint leur limite. Il y a une vraie menace, est-ce que le ton est devenu très menaçant?

Jean-Claude Juncker: Non, il n’y a pas de vraie menace, il n’y a même pas de menace du tout.

Mais dans beaucoup de milieux européens, plus au niveau administratif qu’au niveau politique, on s’interroge sur la faculté, qui sera celle de l’Europe, de gérer, ensemble avec la Suisse, toutes les conséquences qui découlent des accords bilatéraux. Il y a 120 accords qu’il faut suivre au jour le jour. Et donc, la question se pose s’il ne fallait pas que nous appliquions aux accords bilatéraux un mode de gestion qui serait différent de celui que nous connaissons à l’heure actuelle.

Laurence Gemperlé: Petit pronostic, vous avez toujours été un peu visionnaire par rapport à la construction européenne : vous diriez que la Suisse va entrer dans l’Europe dans combien de temps?

Jean-Claude Juncker: Là je n’ai pas de pronostic à faire. Tout d'abord, ça priverait Monsieur Blocher de son sommeil mérité.

Et deux, cette affaire est entre les mains des Suisses, du peuple suisse, c’est le peuple qui prendra la décision. Et donc, je ne vais préjuger de la façon dont les Suisses, le jour venu, décideront.

Laurence Gemperlé: Vous croyez toujours à l’Europe, dans votre ventre, dans vos tripes j’allais dire?

Jean-Claude Juncker: Oui, c’est une affaire de tripes. L’Europe n’est pas une affaire seulement rationnelle, c’est aussi une affaire sentimentale, une affaire de coeur.

Et donc, je considère que la crise économique et financière que nous traversons a montré à l’évidence qu’un État avec ses seuls moyens nationaux ne peut pas résister aux conséquences qui découlent de la globalisation. L’histoire nous oblige à plus d’Europe.

Laurence Gemperlé: Optimiste et un Européen heureux?

Jean-Claude Juncker: J’aime vivre sur un continent où on ne se tire plus dessus.

Laurence Gemperlé: Merci en tout cas, ce sera le mot de la fin. Merci, Monsieur Juncker, de nous avoir accordé cette interview. Je vous souhaite une bonne continuation.

Jean-Claude Juncker: Merci, Madame.

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