Interview de Xavier Bettel dans Le Monde

"Si des pays s'effondrent, cela tire tout le monde vers le bas"

Interview: Le Monde (Françoise Joly et Philippe Ricard)

Le Monde: Comment expliquez-vous que votre pays, qui est situé entre la Belgique et la France, toutes deux sévèrement touchées, soit relativement épargné par le Covid-19?

Xavier Bettel: Nous avons gagné la première manche, mais on ne sait pas si une deuxième va survenir. Ce qui s'est passé, c'est que nous avons commencé très tôt en observant les événements en Chine. En janvier, j'avais demandé à notre haut-commissaire à la protection nationale, qui est un haut fonctionnaire chargé de la coordination pour les plans d'évacuation, les inondations et les pandémies, de réfléchir à un programme d'action. L'anticipation était importante, mais il a fallu prendre aussi des mesures directes. On a tout fermé mi-mars, les écoles tout de suite, les chantiers. Nous n'avions pas tellement de masques. On en a commandé, puis distribué à tout le monde Cinquante par personnes pour ceux qui habitent au Luxembourg et pour les frontaliers, qui travaillent id et font partie de notre pays.

Le Monde: Après avoir réagi en ordre dispersé, dans l'urgence, les Vingt-Sept négocient un plan de relance inédit de 750 milliards d'euros, financé par une dette commune. Comment expliquez-vous que l'Europe se soit ressaisie?

Xavier Bettel: Nous n'avons pas tous été frappés de la même manière par la crise. Pour certains pays, l'aide est indispensable, s'ils veulent pouvoir survivre. Moi, j'ai vécu la crise grecque. J'étais déjà membre du Conseil européen. Si, demain, deux ou trois pays ne s'en sortent plus, les autres ne vont pas aller mieux. Nous avons une monnaie commune. Nous avons un projet commun. Si des pays s'effondrent, cela tire tout le monde vers le bas. La solidarité doit donc être le mot d'ordre. Pour certains, cependant, elle ne doit pas être interprétée comme une manière de financer toutes les choses qui auraient dû être faites ces vingt dernières années par les pays eux-mêmes, comme les réformes structurelles.

Ils disent: "On ne va pas financer maintenant, avec nos impôts, des choses que vous auriez dû faire depuis longtemps."

Le Monde: Vous parlez des pays "frugaux", Pays-Bas, Suède, Danemark et Autriche?

Xavier Bettel: Oui, je peux être plus direct. Les frugaux disent "on n'est pas là_ pour payer". Ils sont plus stricts et rigoureux. Mais pour moi, la solidarité est le principe de base. Après, nous devons aussi dire quoi elle sert. Elle doit être là pour ce qui a été touché par le virus, pour le secteur sanitaire, pour l'économie qui souffre, pour pouvoir relancer. Elle doit aussi pouvoir être contrôlée.

Le Monde: Vous dites solidarité, vous dites encadrement. A quelles conditions?

Xavier Bettel: Tout ce qu'il faut, c'est avoir des règles. Je ne veux pas donner de l'eau au moulin des populistes. Il est important de montrer qu'il s'agit d'un geste de solidarité, et surtout que c'est ponctuel. C'est comme une piqûre de vitamines que l'on donne pour pouvoir se relever. On sait que la Commission d'Ursula Van der Leyen s'était donné avant la crise sanitaire des impératifs en, termes de Green Deal,' de réduction de Ça va être intégré dans le plan de relance économique. Mais il est vrai qu'on ne vient pas tous du même niveau. En Pologne, ils utilisent plus de charbon qu'au Luxembourg. Mais il faut aussi que la Pologne fasse des efforts.

Le Monde: La Pologne va toucher des sommes énormes avec le plan de relance...

Xavier Bettel: Je pense que nous devons pouvoir les conditionner aux orientations climatiques, mais aussi au respect de l'État de droit... J'ai travaillé comme avocat. Si la justice n'est plus indépendante, elle ne fonctionne plus. Si la justice n'existe plus dans un pays, ce pays n'a plus sa place dans l'Europe.

Le Monde: Vous trouvez qu'on a passé ce cap en Pologne, après les réformes de la justice, la tentative de limiter le droit à l'avortement ou les campagnes anti-LGBT?

Xavier Bettel: Non, pas actuellement. Ils font toujours un pas en avant, un pas en arrière, deux pas en avant, deux pas en arrière. Donc on est, toujours sur le fil du rasoir. Je pense que sans l'Union européenne [UE], la Pologne ne serait pas là où elle est aujourd'hui. Elle va, dans une direction, en tout cas vu les annonces qui sont faites, qui m'inquiète, mais sans I'UE, elle y serait déjà depuis longtemps. Il ne faut pas oublier la plus-value de I'UE sur le plan des droits., Au sujet du droit à l'avortement, ce n'est pas à moi de dire ce qui est bon ou pas. Je suis un libéral et j'ai un principe qui est que personne ne doit dire à une femme ce qu'elle doit faire. Elle doit être conseillée, aidée... C'est la plus difficile des décisions qu'elle a à prendre, et c'est à elle de la prendre avec tout le soutien nécessaire.

Le Monde: Le gouvernement polonais a cherché précisément à restreindre cette liberté de choix...

Xavier Bettel: Sur les minorités, sur les questions d'homosexualité, vouloir gagner des voix sur le dos d'une communauté, c'est quelque chose qui me rend très triste. Moi, vous savez, je ne me suis pas réveillé un matin en me disant: "Oh, je suis gay et voilà c'est comme ça." J'ai dû m'accepter moi-même, en me demandant comment allaient réagir ma famille et mes amis. Le taux de suicide chez les jeunes est énorme car ils ont du mal à s'accepter. Et là, un gouvernement me dit qu'"ici, dans cette zone, tu n'es pas toléré"... L'homophobie est un choix. L'horpo7 sexualité n'est pas un choix. Je me demande comment on peut en être encore là en 2020.

 

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