Interview de Xavier Bettel dans Paperjam

"Je veux des médias divers et indépendants"

Interview: Paperjam (Nicolas Léonard Et Matthieu Croissandeau)

Paperjam: Quel rapport entretenez-vous avec les médias, et comment vous informez-vous?

Xavier Bettel: Je consomme beaucoup les informations, sous différentes formes. La radio d'abord, le matin. Puis les premiers journaux, et la newsletter Paperjam, évidemment. Je dois et je veux rester informé. Je suis Premier ministre 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, donc je consulte les sources d'information tout le temps.

Paperjam: En tant que citoyen, avez-vous le sentiment que les médias sont plus fiables de nos jours que par le passé?

Xavier Bettel: Je pense qu'il faut bien distinguer les médias professionnels de la masse d'informations que l'on peut lire sur internet. On a tous vu des fake news reprises en boucle par des plateformes, de la désinformation... Une crise comme celle du Covid a montré à quel point il y avait besoin d'une vraie information, via de vrais médias, car des milliers de vidéos mettant en scène des gens se disant experts, racontant tout et son contraire, sont visionnées des millions de fois. Là aussi, les médias traditionnels ont un rôle à jouer en démontant ce qui est faux et est propagé sur les réseaux sociaux. C'est notamment pour cela que je suis convaincu que, même si la taille du pays n'est pas grande, il est important de reconnaître les médias mensuels, quotidiens, en différentes langues...

Paperjam: Et sur différents supports?

Xavier Bettel: Oui, car la loi que nous avions depuis 1976 était 'tout papier'. Il y a eu une première forme de soutien avec l'aide au digital, mais il fallait aller plus loin.

Paperjam: Cette future loi est intéressante et se démarque de ce qui se fait ailleurs en Europe, car elle s'intéresse avant tout aux équipes éditoriales...

Xavier Bettel: C'est ce qui compte avant tout, cela ne peut plus être le nombre de pages, le programme TV... On doit soutenir le travail journalistique, la véracité des contenus, le traitement de l'information. Si on veut provoquer un débat dans la société, c'est le journaliste qu'il faut soutenir. La base de 200.000 euros par média, puis une tranche de 30.000 euros par journaliste, certes de façon plafonnée, cela donne des chiffres conséquents. Aussi pour les médias citoyens, qui auront droit à une aide récurrente.

Paperjam: D'un autre côté, cela pousse peut-être les médias à vivre sous subvention?

Xavier Bettel: Non, car les médias doivent générer des recettes pour au moins 50% du montant de l'aide. On n'est pas du tout dans un régime étatique. La presse doit évidemment garder son indépendance.

Paperjam: Quand la nouvelle loi sur les aides à la presse sera-t-elle votée?

Xavier Bettel: Je l'ai déposée. Maintenant, la balle est dans le camp du Parlement. Moi, j'aimerais que cela aille le plus vite possible, que l'on débute l'année prochaine avec elle. Je ne dis pas que pour le moment on bricole, mais songer que ces dernières années on n'a pas reconnu la presse en ligne, c'est fou. Avant, la planche à papier était aussi une planche à billets: plus j'imprimais, plus je recevais d'argent.

Paperjam: Les groupes de presse n'ont-ils pas tardé à anticiper les grandes mutations du secteur?

Xavier Bettel: Si j'ai voulu aider la presse en ligne, c'était clairement pour montrer qu'il y avait un changement en cours. Mais j'ai eu face à moi des gens qui étaient récalcitrants, qui me disaient que les lecteurs avaient besoin de leur journal papier et qui bloquaient. Si on n'avait pas fait du forcing il y a quelques années, la presse en ligne n'aurait toujours rien.

Paperjam: Comment le ministre des Médias juge-t-il l'état de santé de ceux-ci au Luxembourg?

Xavier Bettel: Cela a été très difficile pour certains, d'où les aides pour faire face à l'impact du Covid. Se retrouver du jour au lendemain sans annonceurs, cela a été compliqué pour la majorité des médias. Surtout que, depuis un certain temps, le nombre d'abonnements est en diminution du fait du développement des médias en ligne. C'est logique: avant, le consommateur avait un abonnement à un journal, souvent plusieurs, et le lisait après l'avoir reçu dans sa boîte aux lettres. Par la suite, il a pris un abonnement en ligne. Et maintenant, il lit ainsi les informations spécialisées. Les autres, il les trouve sur différentes plateformes, et se demande alors pourquoi il devrait payer là pour ce qu'il trouve gratuitement ailleurs. C'est pour cela que nous devons aider les médias, sinon la presse va disparaître. L'information est toujours là, c'est la manière de la consommer qui a changé.

Paperjam: Mais des hebdomadaires ont disparu, des quotidiens aussi, d'autres passent au tout-numérique, le groupe Saint-Paul est maintenant sous pavillon belge...

Xavier Bettel: Actuellement, on a six quotidiens.

Paperjam: C'est de trop?

Xavier Bettel: Non, pas du tout, c'est bien. Il y a également six hebdomadaires, Reporter, qui est totalement en ligne, et Paperjam, qui est un hybride entre quotidien et mensuel, Delano... Un média qui disparaît, cela me rend triste.

Paperjam: Dans 10 ans, y aura-t-il autant de médias, ou va-t-on assister à des concentrations?

Xavier Bettel: Tant que je serai là, je ferai tout pour qu'il y en ait autant. Je n'aurais pas fait cette aide si c'était pour avoir dans le pays un média unique comme la Pravda. Je veux des médias divers et indépendants.

Paperjam: Le rachat du groupe Saint-Paul par Mediahuis a été un petit coup de tonnerre dans le milieu?

Xavier Bettel: C'est une société privée, je ne m'en mêle pas. Ce qui compte, c'est que la ligne éditoriale reste indépendante. Et c'est la garantie que j'ai eue de la part de l'actionnaire.

Paperjam: Curieusement, il n'y a pas de loi sur la concentration au Luxembourg, où le paysage médiatique l'est quand même beaucoup...

Xavier Bettel: Ce n'est pas très concentré, mais certains groupes ont tout simplement plus de titres que d'autres. Il n'y a pas que Saint-Paul, Editpress et RTL, mais aussi 100,7, Maison Moderne... Vous n'êtes tout de même pas un petit groupe... Ce n'est en tout cas pas à moi de dire qu'un groupe est trop gros. Ce qui est important à mes yeux, c'est qu'il y ait la radio 100,7, par exemple. On a Eldoradio qui marche bien, et 100,7 est complémentaire.

Paperjam: C'est une radio indépendante, 100,7?

Xavier Bettel: Oui, c'est un établissement public, avec un budget, un plan pluriannuel. Ce qui n'existait pas avant. Et il y aura bientôt une nouvelle loi réaffirmant son indépendance.

Paperjam: Mais sa gouvernance pose encore problème...

Xavier Bettel: C'est pour cela que j'ai proposé un comité de citoyens qui pourra aussi émettre des opinions.

Paperjam: La rédaction est en conflit avec la direction?

Xavier Bettel: Des médiations ont lieu. Je n'entends plus grand-chose, ce qui est déjà pas mal. La nouvelle présidente (Véronique Faber, ndlr) tente de faire de son mieux.

Paperjam: Avez-vous lancé un ultimatum pour que ces conflits soient résolus à une date précise?

Xavier Bettel: La nouvelle loi sera déposée bientôt, et je pense que l'année prochaine on aura une radio 100,7 dont l'administration sera différente.

Paperjam: Quelle est la mission d'une radio publique au Luxembourg?

Xavier Bettel: Ce n'est pas de faire de l'info de niche, mais peut-être des choses que les autres ne font pas pour des raisons commerciales, proposer une alternative. Informer et divertir est aussi une mission de service public.

Paperjam: Seulement en langue luxembourgeoise?

Xavier Bettel: Non. Je vais être très transparent: 100,7 avait demandé, peu de temps après que j'ai donné mon accord à L'essentiel Radio, à se lancer en français. Donner alors un feu vert à 100,7, je ne trouvais pas cela correct. Je venais de donner un cahier des charges à une radio francophone nouvellement créée au Luxembourg, et tout de suite après, je serais venu soutenir une autre radio en français avec des deniers publics? Cela aurait entravé le business plan de L'essentiel Radio. Mais maintenant que cette dernière a trouvé sa voie, je suis d'accord pour qu'on réfléchisse à comment la radio 100,7, à travers le luxembourgeois, peut rester une radio d'intégration, mais avec des créneaux en français.

Paperjam: Pour vous, il est donc important d'avoir des médias publics?

Xavier Bettel: Oui, en tout cas d'avoir des médias qui remplissent une mission de service public. RTL, par exemple, a une mission de service public.

Paperjam: Donc, oui à une radio publique, mais non à une télé publique?

Xavier Bettel: On a calculé ce que cela coûterait si RTL devenait télé 100,7, et ce serait très, très cher. Aujourd'hui, avoir une télé avec une mission de service public permet d'avoir un hybride entre une entreprise privée et un service public. C'est un deal win-win.

Paperjam: Subventionner RTL revient donc moins cher que de créer une nouvelle télé. Et qui l'exécute bien?

Xavier Bettel: J'ai un grand principe: je ne juge pas les médias. En tout cas, l'argent public qui est investi ne l'est pas pour avoir des articles de complaisance ou une télé flatteuse. Si on le fait, c'est pour avoir une démocratie avec des points de vue différents.

Paperjam: Y a-t-il un risque de voir le siège de RTL Group quitter le Luxembourg?

Xavier Bettel: C'est un groupe privé, qui évolue. Il y a un engagement de leur part, et la convention qui nous lie, renforcée dans sa mouture qui entrera en vigueur en 2021, montre à quel point l'État tient à RTL, mais aussi que RTL tient à l'État. Mais me faire dire que RTL ne quittera jamais le Luxembourg... Moi, en tout cas, je ferai tout pour qu'ils restent.

Paperjam: C'est plus facile ou plus difficile de faire de la politique à l'heure des médias sociaux?

Xavier Bettel: C'est différent, car maintenant je dois parfois réagir. Cela a changé pour moi, comme cela a changé votre métier de journaliste. Dans le temps, les journalistes étaient en compétition pour savoir qui aurait la manchette de la page; maintenant, c'est pour savoir qui aura la meilleure 'push news'. Il y a aussi une course à la nouvelle. Le lecteur est consommateur, et le consommateur veut savoir... le plus vite possible.

Paperjam: Vous lisez ces commentaires sous des articles?

Xavier Bettel: Cela arrive, mais quand je le fais, Gauthier, mon mari, me dit d'arrêter. Ce sont souvent les mêmes qui en sont les auteurs. Si on avait lu tous les commentaires au sujet de la crise sanitaire, ni Mme Lenert (ministre de la Santé, ndlr) ni moi n'aurions fini sur le podium du dernier sondage de popularité. Donc, ce n'est pas toujours représentatif. Mais il ne faut pas non plus oublier que les gens, eux, les lisent.

Paperjam: Que faites-vous quand vous êtes ciblé par une fake news?

Xavier Bettel: J'écris très gentiment aux personnes concernées. Voici peu, une photo de moi en compagnie de la Première ministre belge Sophie Wilmès et de Charles Michel (président du Conseil européen, ndlr) datant d'un Conseil européen du début d'année a été publiée, avec, en commentaire: 'Bravo, regardez ces trois-là, on demande aux gens de mettre des masques et eux ne le font pas et ils rigolent.' J'ai écrit à la personne en lui disant que cette photo était ancienne, et elle m'a répondu en s'excusant.

Paperjam: Vous pensez qu'on peut réguler simplement comme cela, avec du bon sens, en écrivant?

Xavier Bettel: La spontanéité est liée aux réseaux sociaux. Mais il faut que les gens comprennent que quand on poste quelque chose, cela implique une responsabilité. À travers les médias sociaux, chacun n'est pas journaliste, mais diffuseur d'un contenu, et si on partage, on cautionne. Donc avant de poster, liker, partager, il faut vérifier.

Paperjam: Faut-il dès lors renforcer l'éducation aux médias?

Xavier Bettel: C'est évidemment super important. Il faut éduquer aux médias, mais aussi aux responsabilités. L'État n'est pas là pour prendre chacun par la main, mais pour éveiller les gens. Quand des rumeurs sont partagées des milliers de fois, la presse doit aussi dire à un moment que c'est faux. Certains tentent d'utiliser des contenus, pas de l'information, à mauvais escient, et c'est dangereux, car ils ont un pouvoir de diffusion qu'ils n'avaient pas avant.

Paperjam: Faut-il développer un arsenal de mesures pénales si de fausses informations, nuisibles, sont diffusées?

Xavier Bettel: On est dans un État de droit, et les gens doivent pouvoir s'exprimer, on ne peut pas réprimander quelqu'un qui ne partage pas notre avis. Mais c'est évidemment différent de ce qui est haineux, injurieux ou raciste... Là, il y a un problème. Personnellement, j'ai fait le choix d'être un homme public et je dois encaisser. Je fais la part des choses entre un journaliste et une personne qui est à la maison. Mais cette personne doit savoir que, si elle écrit, elle a aussi une part de responsabilité. Elle peut écrire ce que bon lui semble, mais ce que je veux faire comprendre, c'est qu'il y a des limites à 'ce que bon lui semble'.

Paperjam: Faut-il supprimer l'anonymat de celles ou ceux qui publient des informations, postent des commentaires?

Xavier Bettel: C'est un grand débat. Je constate qu'on est souvent moins anonyme sur Facebook que sur les plateformes traditionnelles. Sur le site de RTL, il y a 42.000'Speedy Gonzales' ou'Wonder Woman'. Pour ma part, je trouve que, si on veut donner son opinion, il faut avoir le courage de le faire. À mes yeux, il faut en tout cas que le diffuseur puisse tracer la personne qui a commenté ou posté, si le contenu est inacceptable. D'accord que celui ou celle qui publie s'appelle'Roger Rabbit' ou'Princesse Sissi', mais le diffuseur doit pouvoir savoir de qui il s'agit vraiment.

Paperjam: Quid de la responsabilité des réseaux sociaux en tant que diffuseurs?

Xavier Bettel: Certains commencent à réagir. Mais ils ne peuvent pas non plus vérifier des milliards de comptes. On voit que des sigles particuliers sur certains médias montrent que l'info a été vérifiée. Si elle a été vérifiée, la responsabilité est déjà plus grande de la part de celui qui publie. Par contre, si quelqu'un voit quelque chose de faux et le signale, il faut que cela soit analysé de manière sérieuse par le diffuseur.

Paperjam: Paperjam a 20 ans cette année. Vous souvenez-vous de la première fois que vous l'avez lu?

Xavier Bettel: Je pense que c'était dès les premiers numéros. Mais j'avais déjà lu nightlife.lu et Explorator avant cela. Mike Koedinger était tout jeune, c'était il y a longtemps [rires]."

Dernière mise à jour