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Interview avec Luc Frieden dans Inflight "Nos efforts sur le logement constituent une réponse clé"
Interview: Inflight (Marc Fassone et Thierry Labro)
Inflight: Chaque année, 10.000 à 15.000 expatriés rejoignent le Luxembourg pour y résider. Certains issus de grandes métropoles découvrent la campagne à 30 minutes, un univers très cosmopolite, de bonnes tables, etc. Quel message aimeriez-vous adresser à ceux qui, souvent, enrichissent la diversité et la qualité de nos entreprises et services?
Luc Frieden: Le Luxembourg est un pays unique, où de nombreuses nationalités et cultures vivent ensemble, évoluent ensemble, de manière harmonieuse — même si, bien sûr, il reste toujours des défis à relever, par exemple en matière scolaire ou de logement. Mais globalement, cela fonctionne très bien, et nous pouvons en être fiers. Je souhaite que le Luxembourg reste un pays stable, mais aussi tourné vers l'avenir. C'est valable pour les nouveaux arrivants comme pour les Luxembourgeois. Nous voulons une économie qui se développe, plus d'énergies renouvelables pour préserver le climat et garantir notre souveraineté. Nous voulons une législation qui assure une véritable justice sociale.
On ne retrouve pas cela partout. À côté de ces valeurs, il y a aussi des aspects plus concrets: la sécurité, sur laquelle nous travaillons beaucoup, et qui distingue notre pays de nombreux autres. La possibilité de profiter d'une belle nature, avec tous nos sentiers de randonnée et nos pistes cyclables.
C'est donc un ensemble: un équilibre entre développement économique, justice sociale, cohésion et solidarité. C'est, selon moi, ce qui fait la singularité et la richesse du Luxembourg.
Inflight: Quand on parle de chartes interculturelles ou de diversité dans les communes, on perçoit une dimension positive. Mais le fait même qu'il faille mettre en place ces outils montre que ce dialogue ne va pas toujours de soi. Sans parler des critiques récurrentes sur la fracture entre fonctionnaires et frontaliers...
Luc Frieden: Ce n'est pas seulement une question entre Luxembourgeois et étrangers. C'est aussi une question entre Luxembourgeois eux-mêmes. Ma philosophie, c'est que chacun a besoin des autres. On ne vit pas seul, on vit en société. Notre objectif doit donc être de tout faire pour que les gens vivent et travaillent ensemble, et qu'ils ne tombent pas dans des logiques d'exclusion ou de jalousie. Toutes nos politiques doivent viser cet objectif: la paix, l'harmonie, la cohésion sociale.
C'est une préoccupation constante pour moi. Ces textes sont parfois nécessaires pour poser un cadre, mettre en place des structures, mais ce qui compte, c'est le vivre-ensemble au quotidien, le respect de l'autre, le travail commun. Je pense notamment que le sport et la culture sont des terrains idéaux où les enfants — et leurs parents — se rencontrent et apprennent à se connaître. C'est ainsi que se crée ce caractère unique du Luxembourg. Rares sont les pays européens avec autant de communautés différentes. Là où d'autres ont deux ou trois communautés, nous sommes ici un peu les Nations unies... sur un petit territoire.
Inflight: Comment expliquer à nos lecteurs ce qu'est le discours sur l'état de la Nation? Pour 95% de la population, ce n'est pas évident.
Luc Frieden: L'idée de ce discours vient des États-Unis, du fameux State of the Union du président américain. Comme tous mes prédécesseurs, je trouve que c'est un exercice très difficile, parce qu'il est évidemment impossible de résumer tout ce que nous faisons en une heure et demie.
Mais nous avons tenu à le maintenir, car c'est une tradition inscrite dans les textes de la Chambre des députés. C'est un moment important pour faire le point sur ce qui a été accompli, et pour annoncer les priorités à venir. Ce discours ne s'adresse pas uniquement aux Luxembourgeois. Pour les étrangers qui vivent et travaillent ici, il est essentiel de savoir dans quel pays ils évoluent, quelle est la philosophie du gouvernement, ce qui est prévu pour l'avenir — pour eux, pour leurs enfants. C'est pour cela que j'ai tenu à ce qu'il soit traduit dans d'autres langues. Et c'est aussi pour cela qu'il faut des médias capables de le relayer, de l'expliquer à un public plus large. Parce qu'il est prononcé en luxembourgeois, la langue du Parlement, mais son contenu concerne tout le monde.
Inflight: Est-ce que l'exercice du discours sur l'état de la Nation ne devrait pas être un peu modernisé? Certains députés disaient que cela devenait un peu long. Est-ce qu'on ne pourrait pas réfléchir à un format plus percutant?
Luc Frieden: Je suis d'accord: le discours était trop long. Il devient difficile de maintenir l'attention de ceux qui doivent écouter, y compris les journalistes, pendant plusieurs heures. Je réfléchis à des alternatives. Mais c'est d'abord au Parlement de décider de la forme que doit prendre cette déclaration. Dans certains pays, comme l'Allemagne, il y a beaucoup de déclarations gouvernementales, mais chacune sur un sujet particulier. Ce n'est pas ma priorité actuelle, même si c'est un exercice important. On pourrait dire que c'est là que nous définissons nous-mêmes nos KPI.
Inflight: Il y a les annonces que vous y avez faites - et celles que vous n'avez pas faites. Où est votre plan global sur la pauvreté?
Luc Frieden: Nous avons fait beaucoup de progrès. Nous n'avons pas attendu le plan contre la pauvreté, qui est un exercice plus large, pour agir. Dès le début de mon gouvernement, nous avons pris des mesures concrètes et fortes. Nous avons notamment augmenté la prime énergie, revalorisé l'allocation de vie chère, et supprimé la fiscalité sur le salaire minimum non qualifié. Toutes ces mesures visent à réduire le risque de pauvreté. Le ministre de la Famille est chargé d'élaborer un plan plus large, dans lequel ces mesures s'inscrivent évidemment. Ce plan sera présenté d'ici la fin de l'année.
Inflight: Est-ce que vous considérez la lutte contre la pauvreté comme une des priorités? Depuis votre entrée en fonction, vous avez beaucoup parlé de compétitivité, de productivité, des enjeux économiques. Mais il faut aussi éviter que la société se fracture.
Luc Frieden: L'économie et le social forment un tout. Je ne raisonne pas en termes de priorités cloisonnées. Ce n'est pas qu'un sujet est plus important qu'un autre. Mais si on n'a pas une économie qui fonctionne, on n'a pas les moyens de financer l'État social, ni les emplois dont chacun a besoin pour vivre.
Notre boussole, c'est de créer un État moderne et juste. Et dans cet État, il y a plusieurs volets. Un volet sociétal, par exemple la modernisation du droit de l'adoption ou les adaptations relatives à l'avortement. Un volet de justice sociale, avec notamment la diminution de la fiscalité sur les personnes physiques et les mesures de lutte contre la pauvreté. Un volet sur les énergies renouvelables et l'intelligence artificielle. Et, enfin, un volet plus classique de développement économique. Sur tous ces fronts, nous avons avancé. Et sur le plan économique, je note avec satisfaction que nous avons retrouvé une certaine croissance, ce qui nous permet d'envisager un avenir plus prospère.
Inflight: Vous semblez faire de l'emploi un rempart contre la pauvreté. Pourtant, le phénomène des travailleurs pauvres - le working poor - se développe au Luxembourg. Pourquoi, selon vous? Et que peut-on faire pour y remédier?
Luc Frieden: L'emploi est essentiel, à tous les niveaux. Mais je pense que nos efforts sur le logement constituent une réponse clé pour réduire le risque de pauvreté. C'est pourquoi nous devons continuer à agir. Nous avons déjà progressé, en simplifiant les procédures, en réduisant la fiscalité, afin de stabiliser les prix. Cela permet de diminuer la pression financière sur les familles, et donc le risque de pauvreté lié aux coûts très élevés du logement.
Inflight: Deux projets avaient été annoncés: la réforme du bail à loyer, en particulier du plafonnement des loyers, et la taxe sur la mobilisation des terrains et logements. Où en êtes-vous?
Luc Frieden: Ce sont des sujets techniquement complexes. Le ministre de l’Intérieur travaille actuellement sur ce projet, en tenant compte des nombreuses critiques formulées par le Conseil d'État sur la version du précédent gouvernement. Sur cette base, le gouvernement fera des propositions dans les prochains mois. Concernant la réforme du bail à loyer, c'est le ministre du Logement qui en est chargé. Là encore, ce sont des sujets complexes. Mais notre objectif global reste clair: créer plus de logements. Pour cela, il faut une vision cohérente. Par le passé, certains textes allaient dans des directions contradictoires.
Aujourd'hui, nous veillons à ce qu'aucun projet n'entre en contradiction avec un autre. C'est ce souci de cohérence qui peut faire prendre un peu plus de temps.
Inflight: À propos des pensions, on a beaucoup parlé de variables économiques, de durée de cotisation, mais une question me semble être passée sous le radar: quelle place la société luxembourgeoise accorde-t-elle aux personnes âgées? Quelle est votre vision?
Luc Frieden: Toutes les catégories d'âge ont un rôle important à jouer. De la même manière que je refuse de diviser la société entre Luxembourgeois et étrangers, je refuse de la diviser entre jeunes et vieux.
Une société, c'est un ensemble de personnes qui vivent sur un même territoire. Certaines ont un passé commun, mais toutes ont un avenir en commun. Et c'est pour préparer cet avenir ensemble que chacun doit contribuer. Nous avons une population relativement jeune, car nous accueillons beaucoup d'immigration, dont nous avons besoin pour faire fonctionner notre économie, notre système de santé, etc. Mais les personnes âgées, les retraités, ont contribué à construire la richesse du pays. Nous devons nous en occuper, car ils ont aujourd'hui besoin de plus d'assistance, en raison du vieillissement. Mais surtout, nous devons de la gratitude aux personnes âgées. C'est grâce à elles que le Luxembourg est ce qu'il est aujourd'hui.
Inflight: Votre ministre semble indiquer que la réforme globale des retraites ne verra pas le jour avant 2027. Vous disiez vouloir éviter que cette réforme ne devienne un sujet de campagne, pour ne pas enfermer le débat dans des postures trop rigides ou idéologiques. Mais on est maintenant à plus d’un an et demi de votre prise de fonctions. Vous avez eu le temps de discuter avec tous les acteurs. Et pourtant, il y a beaucoup de critiques, sur le fond et sur la forme. Et maintenant, on apprend que la réforme n’arrivera probablement pas avant 2027. Pourquoi cela prend-il autant de temps?
Luc Frieden: Toute réforme des pensions, au Luxembourg comme ailleurs, est toujours difficile, parfois douloureuse. Mais nous la faisons parce que nous sommes convaincus que, lorsqu’on a une responsabilité, on doit aussi s’attaquer aux problèmes de moyen et long termes. Le financement durable des retraites est un sujet fondamental, qui a des implications sur de nombreux aspects : la croissance économique, la justice sociale, la manière dont nous vivrons après notre vie professionnelle. Nous savons que notre système n’est pas soutenable à moyen et long termes. C’est donc le devoir d’un gouvernement responsable d’agir.
Nous avons choisi d’être clairs dans nos propositions. Pendant des mois, on nous reprochait de ne pas dire ce que nous voulions. Alors nous avons écouté, réfléchi, puis proposé une piste : rapprocher l’âge de départ effectif de l’âge légal. C’est un choix politique. D’autres pays ont augmenté l’âge légal de départ à la retraite. Au Luxembourg, il restera à 65 ans. Mais nous avons constaté que c’est ici que les gens partent le plus tôt à la retraite dans toute l’Union européenne. Nous pensons donc qu’on peut demander — avec une période transitoire — à ce que les gens travaillent un peu plus longtemps. Cela tient aussi compte de l’espérance de vie, qui continue d’augmenter. Nous avons également rappelé que la réforme de 2012 prévoit un mécanisme : le jour où les recettes ne suffiront plus à couvrir les dépenses, une adaptation automatique entrera en jeu. Et cela pourrait arriver dans les années à venir. Tout cela constitue un paquet équilibré.
Inflight: Comment peut-on inciter les gens à travailler plus longtemps ? Parce que la réforme de 2012 visait déjà cela, mais les résultats sont modestes: les gens partent à la retraite à peine six mois plus tard. Si les incitations ne suffisent pas, faudra-t-il passer par la contrainte ?
Luc Frieden: Nous avons proposé l’idée de la retraite progressive, qui pourrait être un bon levier: permettre aux gens de travailler à temps partiel tout en entrant partiellement en retraite. C’est peut-être une piste adaptée à la réalité que vous décrivez.
Inflight: Le fait que cette réforme soit repoussée à 2027 peut aussi devenir un risque. Si vous envisagez de vous représenter, cette échéance se rapproche dangereusement des élections...
Luc Frieden: On ne gouverne pas en pensant uniquement aux prochaines élections. Gouverner, c’est aussi avoir le courage de traiter les sujets difficiles. C’est ma vision, comme chef du gouvernement et comme responsable politique. Beaucoup de Luxembourgeois — et d’étrangers vivant ici — comprennent que le système actuel de retraite est très favorable, et qu’il le restera. On continue à inclure les années d’études dans le calcul de la carrière. On maintient l’âge légal à 65 ans, contrairement à la plupart de nos voisins. Et je veux que ce système favorable puisse survivre.
J’entends bien sûr les critiques — c’est normal en démocratie — mais j’entends aussi beaucoup de gens qui comprennent ce que nous proposons. Notre objectif est de clôturer ce dossier d’ici 2026. Une année, de maintenant jusqu’à l’été 2026, me semble suffisante pour réaliser cette réforme. Gouverner n’est pas facile, mais avoir une ligne claire est essentiel.
Inflight: Les syndicats disent parfois qu’ils ne se sentent pas respectés par le gouvernement. Est-ce que vous, vous vous sentez respecté par les syndicats ?
Luc Frieden: Certaines de leurs déclarations m’ont blessé, je ne le cache pas, car elles ne reflètent ni la réalité que je vis, ni la manière dont je conçois ma mission. Dans une société, le respect doit être mutuel. Il faut écouter l’autre, même quand on est en désaccord.