Déclaration du Premier ministre au nom du Gouvernement sur l'Ukraine et la sécurité européenne

Traduction de courtoisie du Verbatim de la Déclaration du Premier ministre

Monsieur le Président,

Il y a des moments dans l’histoire d’un pays ou d’un continent où l’on sent qu’un tournant décisif est en train de se jouer. Des moments qui changent le cours de l’histoire, la réalité dans laquelle nous vivons, des moments qui nous font basculer    dans une toute autre direction avec le sentiment que l’Histoire est en train de s'écrire sous nos yeux. 

L'éclat sans précédent survenu la semaine dernière à la Maison-Blanche tranche nettement avec l'accueil chaleureux dont j'avais été témoin en juillet dernier, lorsque le président Zelenskyy y avait été reçu en marge du sommet de l’OTAN. Associé au discours du vice- président américain à la Conférence de Munich sur la sécurité et à la possible suspension des livraisons d’armes à l’Ukraine – une décision que les États-Unis semblent avoir entérinée hier –,  cet  événement  révèle  des  évolutions  majeures,  non  seulement  dans  la  politique américaine, mais aussi dans ses relations avec l’Europe. Dans un contexte aussi critique, il nous a donc semblé essentiel d’apporter des éclaircissements, au nom du Gouvernement, afin d’exposer notre analyse de la situation devant le Parlement luxembourgeois. 

Je souhaite limiter cette déclaration à cinq points essentiels, en sachant que le débat qui en découlera ne commence pas aujourd’hui et ne s’achèvera certainement pas aujourd’hui.   

Le premier point est le suivant : le président ukrainien est le chef d'État d'un pays en guerre depuis trois ans. Une guerre que l’Ukraine n’a pas déclenchée, mais qui a été initiée par la Russie.    

Une guerre qui constitue une violation flagrante du droit international et de la Charte des Nations unies. C’est pourquoi de nombreuses démocraties, parmi lesquelles le Luxembourg, les États-Unis, le Canada et le Japon, ont soutenu l’Ukraine jusqu’à présent. Aujourd’hui encore, le Luxembourg se tient aux côtés de l’Ukraine. À ce titre, j’ai réaffirmé vendredi soir, après l’incident à la Maison-Blanche, aux côtés d’autres chefs de gouvernement européens – notamment sur les réseaux sociaux – notre attachement à nos principes, indépendamment d’événements ponctuels. Car le combat de l’Ukraine n’est pas seulement le sien : il est aussi un combat pour notre liberté et pour une communauté internationale fondée sur des règles et le droit international. 

C’est la Russie qui a attaqué l’Ukraine. La Russie est l’agresseur, l’Ukraine est la victime. L’Ukraine a été envahie de la même manière que le Luxembourg l’a été par l’Allemagne hitlérienne pendant la Seconde Guerre mondiale. La Russie a voulu repousser les frontières par la force et, comme l’a déclaré son président lui-même en 2022, elle voulait anéantir ce pays.   

Le Luxembourg continuera donc à se tenir aux côtés de l’Ukraine et lui apportera, avec ses modestes moyens, le soutien dont elle a besoin. Nous agirons en étroite collaboration avec nos partenaires européens. Concrètement, cela signifie que nous considérons qu’aucune décision ne peut être prise concernant l’Ukraine sans qu’elle ne soit présente à la table des négociations. On ne peut pas simplement imposer à un pays la perte d’une partie de son territoire sans qu’il soit impliqué dans les discussions. 

Deuxième point : Dans ce contexte, aucune négociation sur la sécurité de l’Europe ne peut avoir  lieu  sans  que  l’Europe  elle-même  et  la  dimension  globale  de  sa  sécurité  soient pleinement prises en compte. En effet, la sécurité de l’Ukraine et celle de l’Europe sont étroitement liées.   

Troisièmement, nous sommes convaincus qu’un cessez-le-feu, aussi souhaitable soit-il – car on ne peut jamais s’accommoder d’une guerre, quelle qu’elle soit –, ne pourra être efficace que s’il s’inscrit dans un projet de paix durable. Une paix durable signifie, pour nous comme pour  l’Ukraine  et  de  nombreux  partenaires  européens,  qu’elle  doit  s’accompagner  de garanties de sécurité crédibles pour l’Ukraine. Sans ces garanties, un cessez-le-feu ne serait qu’une invitation pour la Russie ou d’autres à reprendre les hostilités dès demain, même après une trêve temporaire. C’est pourquoi une paix juste et durable doit être l’objectif que nous poursuivons, en tant qu’Européens et dans l’intérêt de l’Ukraine.    

Le Luxembourg entend poursuivre son soutien financier et militaire à l’Ukraine, dans la limite des moyens dont nous disposons. Pour autant, notre contribution demeure proportionnelle à celle des autres pays. Si nécessaire, le moment venu, nous participerons également aux garanties de sécurité. Ces garanties ne sont toutefois pas à l’ordre du jour pour le moment, et nous n’avons pas encore été sollicités à ce sujet, mais cela pourrait évoluer. Conformément à la législation luxembourgeoise, aucun soldat luxembourgeois ne pourra être envoyé dans cette région, sauf dans le cadre d’un mandat international ou européen, et uniquement avec l’accord de la Chambre des députés, si la question devait se poser. À nos yeux, il est évident qu’une telle participation ne pourrait avoir lieu que dans le cadre d’une mission de maintien de la paix – et une telle mission, comme son nom l’indique, ne peut être déployée qu’après la signature d’un accord de paix. Nous continuons donc à soutenir l’Ukraine, et j’espère que la Chambre des députés luxembourgeoise partage cet avis, comme elle l’a déjà exprimé à plusieurs reprises par le passé. 

Le deuxième message que je souhaite faire passer aujourd’hui dans cette déclaration est que nous vivons un moment historique où les États-Unis ne semblent plus emprunter exactement le même chemin que nous, du moins depuis le 20 janvier. Ils ne semblent plus aussi engagés dans la défense de l’Ukraine, ni dans son soutien pour lui permettre de négocier la paix en position de force. Face à cette situation, l’Europe doit plus que jamais resserrer ses rangs et assumer davantage de responsabilités. Ce n'est pas une posture contre l’États-Unis, mais un engagement en faveur de l’Europe.    

C’est pourquoi nous devons adopter cette approche dans de nombreux domaines : sur le plan militaire,  mais  aussi  économique.  Nous  devons  renforcer  notre  indépendance  et  notre puissance, et veiller à ne pas être trop dépendants d’une seule source d’approvisionnement énergétique. Nous devons développer une industrie forte, notamment dans le secteur de la défense, mais aussi dans d’autres domaines économiques. Cette réflexion doit être globale, afin de nous permettre de reprendre le contrôle de nos intérêts stratégiques. À cet égard, nous saluons l’orientation des propositions présentées ce matin par la présidente de la Commission européenne sous le titre « REARM Europe », qui visent à renforcer la dimension de défense de l’Europe. Les initiatives qu’elle a annoncées il y a quelques semaines pour accroître la compétitivité de l’Europe  – en créant et en maintenant des emplois sur le continent – vont également dans la bonne direction. Nous étudierons ces propositions en profondeur et les accompagnerons de manière constructive.   

Il est également important que, sur la question cruciale de la sécurité de notre continent, l’Europe  coopère  avec  les  pays  qui  l’entourent  et  qui  partagent  ses  valeurs.  Je  pense notamment à la Grande-Bretagne, à la Norvège et au Canada. Bien que le Canada ne fasse pas partie de l’Europe, il participe occasionnellement à nos réunions et partage largement les valeurs fondamentales qui définissent l’Europe et que j’ai évoquées précédemment.    

Le troisième point que le Gouvernement souhaite aborder concerne les actions que nous devons entreprendre au Luxembourg dans ce contexte. En tant que pays européen, nous sommes directement concernés par la situation en Ukraine. Ce qui s’y joue aujourd’hui pourrait, demain, affecter la Pologne, les pays baltes ou d’autres régions. Si nous n’agissons pas avec détermination et ne prenons pas nos engagements envers l’Ukraine au sérieux, nous risquons, nous aussi, de voir notre liberté et notre paix en péril. C'est pourquoi le Luxembourg doit également renforcer ses capacités en matière de défense – ou plutôt, en matière de sécurité, je dirais ; une notion plus vaste que celle de la défense.   

Le Luxembourg a déjà considérablement augmenté ses dépenses en matière de défense au cours des deux dernières périodes législatives. Dans mon discours sur l’état de la nation, j’ai indiqué que nous prévoyons d’atteindre d’ici 2030 l’objectif de 2 % du PIB fixé par l’OTAN. Toutefois, de nombreux échanges au sein de l’Europe et de l’OTAN suggèrent que nous devrons revoir cette trajectoire et que cet objectif devra être revu à la hausse par rapport aux prévisions  actuelles.  Si  nous  prenons  cette direction,  ce  sera  en  concertation  avec nos partenaires et, bien entendu, en étroite consultation avec ce Parlement. Une réorientation fondamentale  de  nos  dépenses  de  sécurité  sera  inévitable  dans  les  années  à  venir. Aujourd’hui, nous faisons partie de la demi-douzaine de pays qui restent sous la barre des 2 %. La plupart des pays européens ont déjà atteint cet objectif. Nos voisins belges, ainsi que l’Espagne et la Slovénie, se situent autour de 1,3 à 1,5 %. Il est donc essentiel que nous exprimions notre solidarité à cet égard.   

Le Gouvernement prend cette mission très au sérieux. Il est dans l’intérêt stratégique du Luxembourg de contribuer à la paix en Europe. Expliquer à d’autres pays, souvent en situation bien plus précaire que la nôtre, pourquoi nous contribuons proportionnellement moins qu’eux au regard de notre richesse nationale est peu défendable. Autrefois, cela pouvait sembler compréhensible, car nous étions situés au cœur d’une Europe entourée de nations pacifiques. Mais la nouvelle situation géopolitique, la menace venant de la Russie et la possible  réorientation  de  la  politique  américaine  rendent  cet  engagement  absolument nécessaire.   

Le quatrième point que je souhaite aborder au nom du Gouvernement concerne notre relation avec les États-Unis. Nos relations reposent sur une histoire commune et des valeurs culturelles partagées. Qui n’apprécie pas un film américain ou n’écoute pas de la musique américaine ? Une illustration évidente du soft power des États-Unis. Nos relations s’appuient également sur des principes inscrits dans la Constitution américaine, quasi identiques à ceux des  constitutions  européennes,  ainsi  que  sur  des  concepts  des  droits  humains  rédigés simultanément des deux côtés de l’Atlantique au XVIIIᵉ siècle. L’Amérique et le peuple américain restent nos amis, même dans les moments difficiles. Nous n’avons jamais oublié, et n’oublierons jamais, que si nous vivons aujourd’hui en paix et en liberté, c’est grâce à la décision des Américains, et en particulier du président Roosevelt, de ne pas rester à l’écart malgré la distance, mais d’engager leurs soldats pour libérer le Luxembourg et l’Europe.    

Nous sommes membres de l’OTAN et souhaitons continuer à coopérer tant avec les États- Unis qu’avec l’Alliance. C’est aussi une question de Realpolitik: environ 70 % des dépenses militaires des États membres de l’OTAN proviennent des États-Unis. C'est un engagement considérable, et leur capacité militaire dépasse aussi largement celle de nombreux autres pays. Ce n’est qu’ensemble que nous sommes plus forts. C’est pourquoi nous faisons partie de l’OTAN, une organisation qui, depuis 1945, a dissuadé ceux qui voulaient attaquer un État membre, y compris le Luxembourg. Le fameux article 5: si un membre est attaqué, nous le sommes tous. Nous ne voulons pas renoncer à cette garantie de sécurité et espérons que le peuple américain ainsi que le Congrès reconnaîtront et assumeront cette responsabilité commune en faveur de la paix mondiale, inscrite dans les principes de l'OTAN. Cela ne remet toutefois nullement en cause ce que j’ai dit précédemment : au sein de l'OTAN, nous devons aussi renforcer le pilier européen.   

Le cinquième message porte sur les valeurs et les libertés. Une armée, tout comme une économie, ne se construit pas uniquement dans une perspective militaire ou économique. Elle s’inscrit toujours dans un cadre plus large. De la même manière que l’économie nous aide à créer prospérité, justice et progrès social, la défense a pour mission de protéger nos valeurs, ainsi que notre liberté et notre paix.   

Mais ces valeurs et ces libertés n’existent évidemment pas dans un vide absolu. Aucune liberté  n'est  illimitée  :  elle  est  définie  par  notre  Constitution,  nos  lois,  la  Convention européenne des droits de l’homme et les pactes internationaux relatifs aux droits humains. Nous restons fermement attachés à ces principes, même si, ailleurs dans le monde, ils sont remis en question ces dernières semaines.  

C'est pourquoi le débat que nous menons aujourd’hui dépasse largement la seule question de la défense de l'Ukraine. Il en va des principes fondamentaux, de l’avenir de notre région du monde et des valeurs qui nous sont chères – celles que nos parents et grands-parents ont également défendues en temps de crise.   

L’Europe et notre pays sont confrontés à des décisions majeures. Nous voulons que la liberté, la paix et la prospérité perdurent sur notre continent dans les décennies à venir. Mais la paix et la liberté ont un coût, un coût que nous ressentons déjà et qui se fera encore plus sentir dans les années à venir. Quels choix devons-nous faire ? Si nous devons consacrer davantage de ressources à notre sécurité et à notre sécurité collective, se pose alors la question  de  leur  financement.  Devons-nous  accroître  notre  endettement  ?  Revoir  nos priorités en matière de politique financière ? Recourir davantage aux fonds européens ? Toutes ces questions devront être débattues, en Europe comme au Luxembourg, dans les années,  les  mois,  voire  les  semaines  à  venir.  Elles  seront  certainement  au  cœur  des discussions avant le sommet de l’OTAN qui se tiendra en juin aux Pays-Bas. Ce sont des questions fondamentales, qui dépassent le cadre de la politique étrangère et qui auront des répercussions bien au-delà d’une seule législature. C’est pourquoi un sommet extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement se tiendra jeudi à Bruxelles pour en débattre. Dans cette perspective,  je  souhaite  également  mener,  dans  les  deux  prochaines  semaines,  des consultations avec l’ensemble des partis représentés au Parlement afin de parvenir à un consensus aussi large que possible sur les questions de sécurité, de défense et sur l’avenir de notre continent.  

Les décisions qui seront prises en Europe et au sein de l’OTAN dans les semaines à venir engageront en effet plusieurs législatures. Il est essentiel que nous puissions forger un consensus fort au sein de notre société – un consensus qui dépasse le cadre parlementaire – sur ces enjeux fondamentaux.   

La Russie nous a brutalement privés de notre confort et de l’optimisme que nous connaissions après la Seconde Guerre mondiale et la fin de la guerre froide, d’abord en 2014, puis en 2022. Elle a remis en question l’ordre mondial et la paix en Europe, établis après ces périodes de conflit. Depuis le 20 janvier, les États-Unis nous ont montré, d’une manière inédite, que notre partenariat était mis à l’épreuve. Et même s’ils s’efforcent de le préserver, il prendra une nouvelle tournure dans les semaines à venir. L’Europe doit donc agir avec détermination. Et aujourd'hui, le Luxembourg aussi doit faire des choix décisifs. Lorsque l’histoire sera écrite, je veux que l’on dise qu’en 2025, le Luxembourg était du bon côté de l’histoire – du côté de la liberté, des droits humains et du droit international.    

Merci.

Membre du gouvernement

FRIEDEN Luc

Organisation

Ministère d'État

Date de l'événement

04.03.2025